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l’effort qui fait la vie de l’homme et de la nature entière, M. Ravaisson propose d’admettre une cause supérieure et vraiment une, dont l’action, par conséquent, ne rencontre aucune limite et aucun obstacle.

À ce premier argument on peut répondre d’abord que la conclusion n’est point contenue dans les prémisses. L’effort est une résultante, une composition de forces ; or la composition des forces suppose assurément les forces composantes, mais suppose-t-elle une seule force ? Tout au contraire. L’unité est ici dans le résultat, non dans les causes. La simplicité (d’ailleurs tout abstraite) de la ligne suivie par un char que traînent deux chevaux tirant en divers sens, suppose les actions combinées de deux forces motrices ; mais il est inutile, pour expliquer cette unité de résultante, d’imaginer au-dessus des deux premiers moteurs un troisième moteur absolument un et, qui plus est, absolument immobile. En un mot, la relation des effets implique la relation des causes ; mais implique-t-elle une cause absolue ? Elle en semble au contraire la négation. La pensée ne peut que par un artifice isoler la force appliquée de l’objet résistant auquel elle s’applique et, conséquent)ment, isoler la puissance de la résistance : tout levier suppose les deux termes ; semblablement, toute pensée qui veut concevoir une puissance absolue est un levier qui prétend sans point d’appui soulever le monde. Pour parler avec exactitude, il ne faut pas dire seulement que l’intelligence a besoin d’unité ; il faut dire qu’elle a besoin tout ensemble de multiplicité et d’unité, car la pensée disparaît aussi bien dans l’unité absolue que dans la multiplicité absolue. M. Ravaisson ne gagne donc rien à supposer, par-delà l’homme et le monde, une unité qui, si elle est absolue, supprime la pensée au lieu de la satisfaire, et qui, si elle enveloppe encore une multiplicité, n’est plus que la reproduction, l’image affaiblie, l’ombre de la nature même. De plus, en admettant que le besoin d’une unité absolue soit légitime, satisfait-on vraiment ce besoin quand on imagine, au-dessus de l’effort et du devenir « immanens » au monde, une perfection transcendante et immuable ? Non, car on est toujours obligé de replacer en elle, sous une forme quelconque (décorée du nom de forme éminente) le devenir, la dualité et même le mal, comme nous le verrons tout à l’heure. Ni Platon ni Leibniz n’ont échappé à cette difficulté, et tous deux ont dû supposer en Dieu une matière idéale, un principe même de mal. Dès lors, la difficulté qui semblait levée n’est que reculée. Une métaphysique plus économe d’hypothèses se contentera donc de constater l’activité et la sensibilité présentes en nous, et dont l’effort n’est qu’une conséquence, puis de les transporter par induction dans la nature ; mais elle ne reportera pas encore les mêmes choses dans un monde surnaturel,