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principe du bien et du beau peut s’appeler l’Amour absolu. A en croire M. Ravaisson, nous en avons en nous-mêmes la « conscience » toujours présente : la plus haute moralité et la plus haute beauté impliquent « l’expérience » de l’absolu. Telle est la théorie par laquelle M. Ravaisson rattache sa morale esthétique à la mystique orientale, comme l’avaient fait avant lui les alexandrins et Schelling. Il n’accepte pas la critique kantienne qui, rejetant l’intuition de l’intelligible admise par les platoniciens, réduit l’absolu à une pure idée dont la réalité en dehors de notre esprit est un objet de doute scientifique et de foi morale. Selon M. Ravaisson, nous connaissons l’absolu par « la plus positive » des expériences ; on peut même dire avec Thomassin, et le père Gratry que nous le sentons, avec Aristote que nous le touchons par une sorte de tact intérieur. En un mot, en ayant conscience de nous-mêmes, nous avons aussi la conscience de « la cause ou raison dernière. » Dés lors, l’absolue perfection n’est pas seulement un objet de croyance, elle est un objet de connaissance. Comme Fichte et Schelling, M. Ravaisson est donc, malgré les dates, un prékantien. L’intuition d’un objet, selon Kant, ne peut atteindre que le sensible ; M. Ravaisson, au contraire, admet une intuition de l’intelligible. D’autre part, la réflexion du sujet sur soi, selon Kant, ne peut atteindre que le sujet lui-même, c’est-à-dire la pensée ; M. Ravaisson, au contraire, admet avec Aristote que la réflexion atteint l’être et l’être absolu. La conscience vraie, qui enveloppe à la fois l’intuition de Platon et la réflexion d’Aristote, est donc, comme l’enseignait Schelling, une conscience du sujet-objet, une conscience de l’absolu, une conscience absolue. Réfléchir sur soi, c’est écarter ces ombres ou nuages qu’on nomme les phénomènes pour retrouver au-dessous le ciel empli de lumière.

Ce retour à la métaphysique et à la morale du mysticisme, en même temps qu’à l’esthétique des philosophes grecs, est une tentative du plus haut intérêt, quoique son auteur l’ait laissée inachevée. Dans une précédente étude, nous avons essayé de faire voir que le mysticisme esthétique ; , par sa philosophie de la nature, est en opposition avec la science moderne, qui ramène « l’art de la nature » en apparence spontané aux nécessités les plus profondes et les plus primordiales de la mécanique : il importe maintenant d’examiner si le mysticisme sera plus concluant dans la philosophie des mœurs. De là les questions suivantes, à la fois morales et métaphysiques, dont il serait superflu de montrer la gravité : — En premier lieu, l’idée de l’absolu est-elle un fondement intelligible pour l’esthétique ou pour la morale, et explique-t-elle la nature du beau ou du bien ? En second lieu, « l’Amour absolu et parfait » est-il l’origine de tout amour, de toute pensée, de toute existence ? Enfin, est-ce à la