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C’est vers elle, vers ses destinées, que son esprit revenait sans cesse. Il croyait à des transformations, à de longues crises, au renouvellement, sous d’autres formes, des secousses et des souffrances de la révolution, mais jamais le mot de décadence n’est sorti de ses lèvres. C’est maudire son pays que de prononcer cette parole, et M. Dufaure ne tolérait pas les malédictions. C’est qu’au fond il aimait l’homme, il respectait la nature humaine. Tout le secret de la philosophie est là. Ceux qui croient à l’essence surnaturelle qui nous fait penser et aimer ne peuvent ni mépriser tout à fait leur semblable, ni désespérer entièrement de l’avenir. Dieu me garde de croire qu’eux seuls aient ce privilège ! Il y a des natures rares auxquelles l’élévation de l’esprit peut inspirer ce respect de l’homme : mais on ne raisonne pas sur des exceptions, quelque brillantes qu’elles puissent être. M. Dufaure était persuadé qu’en dehors du spiritualisme philosophique ou chrétien, il ne pouvait exister ni société, ni moralité politique. Il le répétait souvent. Il jugeait rarement les actes qui le blessaient le plus sans remonter à cette cause première de tous les dissentimens qui élève ou rabaisse la conscience, donne à la morale une sanction ou ne lui offre d’autre but que les calculs de l’intérêt.

Rien ne l’alarmait davantage que la haine aveugle des sectaires contre la religion, parce qu’il y voyait un effort contre la morale du peuple ; il se demandait avec effroi ce que pourrait devenir une société sans croyance : il trouvait si haute la mission des interprètes de l’évangile qu’il ne comprenait pas qu’ils se fussent jetés un seul jour dans les querelles politiques. Il en voulait surtout au radicalisme, qui en inscrivant sur son drapeau la guerre contre le clergé, avait provoqué les alarmes de tous ceux qui croyaient et dénoncé la longue paix due au concordat. Le développement de cette lutte dans laquelle se multipliaient les griefs l’inquiétait sérieusement. Il aurait voulu n’y voir qu’une revanche politique enflammant les esprits pour quelques jours au lendemain des élections et cherchant à faire expier quelques imprudences commises ; mais lorsqu’il était forcé de discerner un dessein général, il s’indignait et se sentait prêt à tous les efforts pour sauvegarder ce qui était à ses yeux le premier des biens, la liberté de conscience.

Le projet de loi sur l’enseignement qui privait une catégorie de citoyens français du droit d’enseigner parce qu’ils faisaient partie du clergé régulier, lui parut non-seulement une loi mauvaise, mais une mesure inique, contre laquelle il ne devait pas hésiter à employer ses derniers efforts. En sortant de sa retraite pour affronter la tribune du sénat, il était préoccupé de son âge et de sa fatigue ; il obéissait à un devoir et craignait de ne pas se maintenir à la hauteur de la tâche qu’il s’était imposée. Son discours peut être rangé