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commandait la justice. Le travail est terminé, et j’entends que la magistrature ait une fixité telle qu’elle ne puisse être confondue avec l’administration. J’envie ceux qui peuvent s’occuper autour de moi de législation, voilà les intérêts permanens qui reposent l’esprit. »

À l’heure où il dévouait toutes ses forces à la chose publique, un coup terrible allait l’atteindre. La santé de celle qui l’avait secondé dans la vie était frappée sans retour. En quelques jours, les bises d’avril enlevèrent Mme Dufaure. La douleur de celui qui survivait fut grande et saisissante. Il eût été renversé par une telle secousse, si son âge même ne l’avait averti que la séparation serait courte. Il vécut deux années comme attiré par celle qu’il avait perdue et avec la confiance que chaque jour écoulé le rapprochait d’elle. Les travaux mêmes de sa charge, qu’il aurait abdiqués s’il ne s’était pas souvenu qu’elle l’avait poussé à en accepter le fardeau, le rattachèrent à la vie plus que jamais. Il s’y absorba, ne négligeant ni une lettre, ni un rapport, ni un projet de loi. Il faut l’avoir approché en ce temps pour le connaître tout entier.

D’autres jugeront le politique. Le garde des sceaux était incomparable. En l’entendant traiter une affaire, juger un magistrat, en observant cette conscience inébranlable, étrangère aux partis, haïssant leurs vues étroites, leurs jalousies, le souvenir des grands magistrats d’autrefois traversait l’esprit. C’étaient bien là les haines qu’avait conçues L’Hospital pour les factions de son temps, l’ardeur avec laquelle il se réfugiait dans les études de sa charge pour ne pas entendre les insultes échangées entre catholiques et huguenots. Il fallait le voir dans ces longues après-midi de travail que lui accordait quelque vacance parlementaire, ou lorsque les siens obtenaient à grand’peine qu’il descendît dans le jardin du ministère. En marchant à travers les allées, il oubliait pour un instant les rapports des procureurs-généraux ou les feuillets d’un dossier qu’il tenait à la main. Il se laissait entraîner à parler de ses projets, des réformes possibles, des abus à redresser, mais surtout de la France, de ce qui pouvait calmer ses nerfs, apaiser son cerveau et assurer son avenir. En l’écoutant, à la fois si simple et si profond, il était impossible de ne pas songer à ceux qui, depuis des siècles, s’étaient promenés sous ces vieux arbres de la chancellerie. Ce robuste vieillard était bien leur digne successeur. M. Dufaure était né pour être un de ces grands chanceliers qui, appuyés sur les lois, sont en des pays d’antique tradition les représentans et l’image vivante de l’état. Il en avait tous les goûts, toutes les aptitudes, l’austérité et le prestige ; il aurait fait respecter sa charge, qui eût grandi entre ses mains ; il aurait relevé et épuré la magistrature. Nous avons vu en Angleterre de célèbres