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est fantastique. D’abord nos yeux ont de la peine à se faire à l’obscurité intense, piquée tous les vingt pas de points lumineux. Il nous faut quelque temps pour nous apercevoir que nous sommes dans un vaste corridor où, de chaque côté, sont creusées, à six ou huit pieds plus bas que nous, de grandes chambres voûtées, contenant chacune un sarcophage énorme en granit poli. Tout est ombre, profondeurs vagues et insondables ; c’est la plus solennelle des fantasmagories, les longues files de bougies fixées sur des trépieds nous laissent deviner d’interminables galeries. De temps en temps, un peu de magnésium brûlé par les guides éclaire les ténèbres d’un jour blafard et violent ; l’ombre au-delà n’en paraît alors que plus épaisse. L’oppression physique et morale devient si intense que nous quittons avec soulagement la sombre région et, traversant au soleil flamboyant un autre espace sablonneux, nous arrivons à la maison de Ti, le grand prêtre, gendre d’un pharaon, et dont la femme était « une palme ou délice d’amour pour son époux. » Les trois chambres de ce charmant petit édifice mortuaire sont ornées de merveilleux bas-reliefs représentant la vie passée, les plaisirs, les propriétés de cet aimable et riche seigneur. Nous avons vu les statues de Ti et de sa femme à Boulaq, et il est intéressant d’en rapprocher leur vie, sculptée ici. Ti était non-seulement « familier du roi, chef des écritures royales, » mais, comme les hommes politiques de temps plus modernes, il était chasseur et pêcheur, agriculteur opulent et amateur d’animaux et de plantes rares. Seulement, il y a cinquante siècles, les grands personnages s’occupaient non-seulement de leurs plaisirs du moment, mais aussi de leurs devoirs religieux et de leur préparation à une vie future. Une chambre entière représente les objets destinés au culte des morts. « Que celui qui est à la porte divine me favorise l’entrée dans la contrée bonne et grande ! » tel est le vœu que Ti a inscrit sur le tombeau qu’il s’était préparé.

Nous retrouvons avec délices de l’ombre, de fraîches boissons et des bancs dans la petite maison de Mariette, et notre retour au bateau s’effectue en deux heures par le même chemin. Nous dînons sur le pont, tout éclairé de lanternes vénitiennes, voyant passer les silhouettes obscures des grandes dahabiehs chargées de fourrages, glissant mystérieusement à côté de nous. À neuf heures, la lune se lève, un peu voilée malheureusement ; mais lorsqu’elle se dégage par momens, le reflet des palmiers dans l’eau est un des plus ravissans spectacles que l’on puisse voir. Nous ne sommes de retour qu’à minuit de cette longue excursion.