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étrangère ; elle me pardonnera de me couvrir, parce que la vieillesse a froid. » Je l’assure que j’ai apprécié sa coquetterie qui m’a permis d’admirer sa belle taille et que j’ai trouvé le repas excellent. « C’est parce que j’ai eu le bonheur de vous plaire que mon déjeuner vous a plu, » me répond-elle gracieusement ; puis prenant la serviette brodée de paillettes d’or fin qui restait sur mes genoux : « Gardez-la en souvenir de moi, » me dit-elle. Nous nous levons de table. La musique cesse enfin ; deus esclaves s’approchent et, nous soutenant sous les bras, nous mènent dans la pièce à côté, où nous retrouvons un autre essaim d’esclaves très parées, quelques-unes fort jolies, avec les aiguières et les serviettes dont je comprends maintenant l’usage après un repas turc. Nous restons encore une henné à causer avec la princesse dans un autre splendide salon, mais aux splendeurs françaises un peu démodées, entremêlées de quelques ravissans meubles orientaux. Sur les murs tendus de damas jaune pendent des portraite de toutes sortes : l’ex-khédive, le shah de Perse, à l’huile, très inférieurs à la plus commune enseigne de boutique, trois ou quatre lithographies coloriées, une surtout de la famille impériale française comme on en achetait pour quelques sous dans nos foires de village. L’effet en est très inattendu au milieu de ce luxe extrême. Un merle en cage, à qui la princesse a appris à tousser comme un vieillard et qui siffle des airs comiques dont il ne sait que les trois premières mesures, est accroché dans la baie d’une fenêtre pour distraire l’ennui de cette pauvre vieille femme. Elle nous conte en fumant que, plus jeune, elle peignait pour s’amuser ; elle sait travailler, broder, mais elle est souffrante, l’âge est venu et elle n’a plus d’entrain pour rien, dit-elle. Nous prenons congé de cette aimable femme, qui nous prie de revenir ; nous retrouvons dans le hall nos manteaux rangés dans des housses de satin brodé à l’orientale ; les esclaves nous les passent, nous attachent nos voiles, nous présentent de jolis miroirs aux cadres brodés. Je m’amuse de ce singulier mélange de types et de cet amalgame de costumes disparates, où la soie, le velours, le satin mêlé à l’alpaga, le tulle, les savates, les bijoux et les bas de coton se confondent. Des yeux incomparables, des peaux de toutes nuances, des démarches indolentes, traînantes, douces, sans bruit, sans talons, souples, un peu débraillées, c’est assez pour être laid, pas assez pour être curieux. Mais en somme cette matinée a été charmante, et j’en garde le plus intéressant souvenir.