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régiment dans le Delta, est de retour ici sous un prétexte quelconque. On en est assez préoccupé. C’est un fanatique ambitieux dont l’éloquence creuse a un grand effet sur ses soldats. Le khédive est un souverain obéissant, et on s’attend à de gros événemens prochains.


17 décembre.

Ce matin, nous traversons le Caire par un vent du nord glacé et une poussière desséchante, et nous montons à la citadelle. Nous passons la lourde porte sarrasine, flanquée de deux énormes tours peintes en bandes rouges et blanches, et après avoir franchi plusieurs enceintes entourées de murailles crénelées, nous nous trouvons sur la haute place que couronne la mosquée de Méhémet-Ali. Si frappante dans l’aspect général du Caire, elle est presque la seule mosquée moderne qui s’y rencontre. L’élégance grêle de ses minarets, la lourdeur massive de sa coupole copiée sur des modèles de Constantinople, tout en restant bien loin de l’architecture arabe, font cependant en dominant la ville un effet singulièrement décoratif. A l’entrée de la cour dallée d’albâtre, on nous attache de larges chaussons. La fontaine d’ablutions, au centre, est entourée d’une vingtaine d’Arabes, soldats, enfans, qui s’y lavent les mains et le visage. Notre cocher, qui nous suit, s’y précipite. Au même moment, une voix douce, haute, sonore, résonne au-dessus de nos têtes : le muezzin appelle à la prière. Nous entrons dans la mosquée avec une trentaine de fidèles qui s’agenouillent en une longue rangée. L’aspect intérieur est celui d’une splendide salle de fêtes. De beaux tapis de Smyrne étendus par terre, des colonnes et des revêtemens d’albâtre, des lampes d’or et d’argent innombrables qui pendent de toute la hauteur du dôme par de brillantes chaînettes, des lustres en cristal, des fenêtres carrées à l’européenne ; une tiède atmosphère de salon. Mais un des fidèles a élevé la voix. Sur une mélopée très haute, un peu traînante, bizarre et pourtant mélodieuse, il psalmodie la prière usuelle, cette magnifique invocation que les pieux musulmans doivent répéter cinq fois par jour. Les autres la murmurent tout bas, se levant, se prosternant le front contre terre, se levant encore, les mains tendues vers le ciel. Ils sont si absorbés que les infidèles présens n’existent même pas pour eux. Leur profond recueillement laisse bien loin nos tièdes dévotions d’Occident, notre distraction, notre crainte du ridicule ! Nous nous sentons pénétrés d’une émotion attendrie et religieuse qui dure encore lorsqu’on sortant de la cour la vue entière du Caire se déroule devant nous. L’immensité de la ville nous surprend. Quelle forêt de minarets, de coupoles, de lignes innombrables de toits, de terrasses, coupées çà et