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sa marque, et mon bracelet est fini ; il a mis trois quarts d’heure à le faire. Pendant ce temps, il a été certainement vingt fois interrompu. On lui apporte, on lui emporte, on lui offre, on lui marchande des bracelets. Lui comme les autres a des commissionnaires qu’il envoie offrir ses marchandises à la criée dans les rues voisines, comme au temps d’Aladdin. Dans l’allée étroite, la foule se pressait toujours. De temps en temps un âne monté par quelque grave pacha avait mille peines à se frayer un chemin. On venait nous proposer de tout : du savon, des marmites, des pantoufles, des fagots, des turquoises, du café, toujours irrésistible et toujours offert par le marchand chez qui vous êtes en train de traiter une affaire. Nous rentrons lassés, mais ravis de cette féerie incessante à la réalité de laquelle je ne puis me faire. Il me semble toujours assister à quelque merveilleuse représentation d’un autre temps et que le rideau un instant soulevé va retomber sur d’incomparables acteurs.


16 décembre.

C’est vendredi que « jouent » les derviches, et aussitôt le lunch fini nous partons pour leur mosquée très lointaine, au vieux Caire. Traversant toute la longueur de la ville, nous arrivons à travers des flots de poussière à la porte d’un paisible jardinet tout odorant de roses et de cassis en fleurs.

La mosquée est délabrée et sans caractère : mais quel spectacle étrange quand nous entrons dans la grande salle carrée, blanche, à la haute coupole ! Une quarantaine de derviches aux vêtemens de toutes couleurs, aux chevelures énormes, debout en demi-cercle, nous tournent le dos. Au centre, un homme en pantalon jaune, longue veste violette et haut bonnet noir, tourne très lentement sur lui-même, les bras étendus en croix. Au fond de la salle, sept musiciens accroupis jouent un air plaintif, discordant, sur des tambourins, des violes, des cymbales. Doucement les derviches commencent à chanter : « Allah ! Allah ! » et, ployant leur tête et leur corps en unisson, ils répètent le mot sacré. Petit à petit le mouvement s’accélère ; se relevant, ils jettent la tête en arrière, puis, se courbant violemment, ils poussent en mesure cette exclamation qui devient un rugissement. L’un, à la longue barbe grise, porte une crinière blanche qui lui fait à chaque mouvement une rivière d’argent sur le visage. Un autre a des cheveux si touffus, si crêpés, qu’ils dépassent en largeur ses épaules. Le bruit augmente. Les chevelures touchent terre, tellement ils se recourbent en avant. Ils semblent ne plus pouvoir s’arrêter, lorsque le chef, ralentissant ses mouvemens, leur fait un signe, et peu à peu, pantelans, épuisés,