Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/280

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cataclysmes ; il est vieux, l’âge a porté fruit, il a bu le vin amer et fortifiant de l’expérience ; il lui semble que les nations sont comme le voyageur engagé dans la montagne et qu’il leur faut un guide. Lui, le libéral à outrance de la restauration, le combattant de juillet, il ne croit plus guère à la liberté et il se demande si de convulsions en convulsions les peuples n’arrivent pas à l’agonie.

Au moment de la déclaration de guerre, en 1870, il était à Cannes. Dès que le bruit de nos premières défaites parvint jusqu’à lui, il domina son mal et accourut à Paris, au sénat et près de l’impératrice. Défaillant, fléchissant sous la maladie et sous nos désastres, il resta au devoir jusqu’au bout, comme une bonne sentinelle. Ce fut la révolution du 4 septembre qui le releva de son poste : « Tout ce que l’imagination la plus lugubre pourrait inventer de plus noir est dépassé par l’événement ; c’est un effondrement général. Une armée française qui capitule, un empereur qui se laisse prendre, tout tombe à la fois[1] ! » Le coup fut sans merci ; il n’y devait pas survivre. Il revint à Cannes, sans espoir, cherchant en vain une lueur au milieu des ténèbres, et disant : « Finis Galliœ ! » Ses deux amies anglaises étaient près de lui et ne le quittaient pas. L’une d’elles, miss Lagden, écrivait le 24 septembre : « Il est mort la nuit dernière sans lutte aucune ; ce sont certainement ces horribles événemens politiques qui ont abrégé ses jours. » Il a bien fait de s’en aller, il n’a pas vu la commune qu’il avait prévue. Le 20 août 1870, il écrivait : « Tout le sang qui a coulé ou coulera est au profit du désordre organisé. » La maison qu’il habitait rue de Lille, à Paris, où il avait réuni les livres qu’il aimait, ses tableaux, ses objets d’art, toutes les reliques de sa vie, a été brûlée en même temps que le palais de la Légion d’honneur, la Cour des comptes et le Conseil d’état. Croirait-on qu’il est des gens, — que l’on pourrait nommer, — qui ont écrit et imprimé que l’impératrice Eugénie, ayant confié des papiers secrets à Mérimée, a fait incendier la rue de Lille afin de les anéantir ?

La défaite de la France a tué Mérimée ; il a cru qu’elle mourait, parce qu’il mourait lui-même ; nulle croyance, nulle foi en l’avenir n’est restée en lui ; il est mort désespéré. Pour se ressaisir dans l’écroulement qui l’ensevelissait, il aurait dû se rappeler la parole d’Edgard Quinet : « Quand l’iniquité aura couvert toute la terre, si la justice a pu se cacher à l’ombre d’un brin d’herbe, c’est assez pour qu’elle grandisse et parfume les trois mondes. »


Maxime Du Camp.
  1. A Panizzi, 4 septembre 1870.