il comprit que les lettres sont cultivées avec d’autant plus de soin, avec d’autant moins de sacrifices au respect qui leur est dû, que l’on est dans une situation indépendante du produit que l’on en tire. Son père, dont le meilleur tableau est l’Innocence donnant à manger à un serpent, avait abandonné la peinture pour s’occuper de recherches théoriques sur les couleurs. A ce métier on ne s’enrichit guère, et Prosper Mérimée était sans fortune ou peu s’en faut. Il se fit recevoir auditeur au conseil d’état, sachant bien que cette carrière n’en est pas une, mais qu’elle s’ouvre sur bien des routes. Il avait de l’entregent, de la hardiesse ; son ami Beyle tâchait de lui infuser son expérience et y réussissait. Il s’agissait de conquérir une position qui n’interrompît pas le labeur littéraire. Il fallait, comme dans le Mariage de Figaro, pouvoir chanter : Gaudeat bene nanti ! Quel magicien ouvrirait la porte derrière laquelle tant d’espérances et peut-être tant de chefs-d’œuvre attendaient ! Le magicien fut le comte d’Argout, dont le nez a fait gagner bien de l’argent aux dessinateurs de caricatures et aux journalistes du temps de Louis-Philippe. Lorsqu’il devint ministre, il prit Mérimée comme chef de cabinet et l’emmena successivement au ministère de la marine, au ministère du commerce, au ministère de l’intérieur. Dans ce dernier poste, après je ne sais plus quelle émeute, Mérimée, par ordre de son ministre, rédigea la fameuse circulaire qui enjoignait à tout médecin, à tout chirurgien d’avoir à dénoncer les blessés qu’il soignait. Un seul homme appartenant au corps médical se conforma à de telles instructions et manqua au devoir professionnel ; il en est resté déshonoré pour sa vie entière. Quand le comte d’Argout quitta le ministère en 1834, il nomma son chef de cabinet inspecteur général des monumens historiques. La place était convenablement rétribuée ; elle permettait de voyager et donnait du loisir. La littérature en profita, Dieu soit loué ! car il eût été cruel qu’un écrivain de cette trempe lût confisqué par l’administration au détriment des lettres. Lorsque Mérimée, dans ses tournées d’inspecteur, reconnaissait malaisément l’âge d’un gable ou l’époque d’un pinacle, il consultait son ami Viollet-le-Duc, qui le soufflait et le soufflait bien.
Peu d’hommes ont été plus scrupuleux que Mérimée dans le travail littéraire ; il cherchait la perfection et l’a souvent rencontrée ; l’envie de mieux faire l’aiguillonnait, il respectait son œuvre et ne se lassait de la corriger. Son procédé était d’une extrême lenteur ; il recopiait ses manuscrits et en les recopiant les modifiait ; je lui ai entendu dire qu’il avait recopié Colomba seize fois de suite. Il avait une faiblesse qui m’a toujours surpris dans un écrivain chez lequel le scepticisme joint au dédain d’autrui n’était pas mince : avant de donner ses ouvrages, — livres ou nouvelles, — à imprimer, il les lisait dans les salons ou dans les boudoirs ; il recherchait