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planait autour du docteur ; il avait des allures si étranges, il quittait si brusquement les gens, se laissait tomber parfois dans des rêveries si profondes que certaines personnes avisées en avaient conclu qu’il ne pouvait être qu’un espion, un espion du grand monde. Le pauvre Koreff n’a jamais rien espionné du tout, mais ce mauvais propos flattait son importance, qui était grande ; il laissait dire et en tirait vanité. Il faut lui rendre justice. Un des premiers, avec Benech, qui fut presque aussi charlatan que lui, il combattit le jeûne auquel les médecins français condamnaient leurs malades, décria la saignée dont les disciples de Broussais abusaient encore ; il recommanda la nourriture, les fortifians, le grand air ; il avait reconnu que les vieilles races périssent d’anémie ; en outre, il s’entremit énergiquement pour ouvrir à Meyerbeer les portes de l’Opéra. Ce sont là des titres à la reconnaissance. Koreff avait du goût pour la bonne chère, mais il aimait surtout les dîners de garçons, où l’on cause les coudes sur la table, où les paroles sont libres et les anecdotes croustillantes. On se donnait rendez-vous à la rotonde du Palais-Royal, entre amis, et là on décidait à quel restaurant on irait demander le pain du jour. Il n’était point sot et choisissait bien ses convives : Loève-Veimars, Mérimée, Peyle, les deux Musset, Eugène Delacroix, Viollet-le-Duc, Ampère. Arvers, Briffault, qui est mort fou, et quelquefois même, — ne le répétez pas, — le philosophe Victor Cousin. Il y avait là un souffle d’esprit à tourner la tête. La soirée se prolongeait en causeries que plus d’un aurait voulu entendre. Que faisait-on ensuite ? Si j’avais aux doigts la plume de Mathurin Régnier, j’essaierais de le dire. Koreff, ayant ses entrées dans tous les mondes, y servait naturellement d’intermédiaire ; lorsque quelque femme curieuse ou trouvant son salon un peu languissant voulait l’animer par la présence d’un artiste, d’un écrivain en renom, elle s’adressait à lui ; il faisait droit à la demande, car il était bon homme et se rengorgeait de mettre en relief les gens connus. Une femme du monde demanda au docteur Koreff de lui amener Alfred de Musset, qui, dans tout l’éclat de la jeunesse et de ses débuts, excitait de la curiosité chez les esprits intelligens. Par suite d’une erreur ou d’un calcul, Koreff ne dit mot à Musset et présenta Prosper Mérimée. Ce fut une bonne aubaine pour celui-ci : il n’était pas homme à l’ignorer, car il était habile et savait la vie. Il était déjà célèbre : sa Jacquerie, sa Chronique du temps de Charles IX, sa Guzla à laquelle Goethe lui-même s’était laissé prendre, son Théâtre de Clara Gazal, indiquaient les fortes qualités de style qui en ont fait un maître de la langue. Si jamais homme eut la science de l’écrivain, ce fut lui. Ses aptitudes, son ardeur au travail qui était considérable, son amour des lettres, auraient fait penser qu’il eût tout quitté pour elles ; il n’en fut rien. Avec une précocité de sagesse rare chez un jeune homme,