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le dessin, c’est la probité ; monsieur ! le dessin, c’est l’honneur ! » En parlant, il s’agitait ; il s’agita si bien qu’il renversa la tasse de café sur sa chemise et son gilet ; il s’écria : « C’est trop fort ! » Puis saisissant son chapeau, il dit : « Je m’en vais ; je ne me laisserai pas insulter un instant de plus ! » On l’entoura, on voulut le calmer, le retenir : ce fut en vain. Arrivé près de la porte, il se retourna : « Oui, monsieur, c’est l’honneur ! oui, monsieur, c’est la probité ! » Delacroix était resté impassible. Diaz, qui était là, frappa sur sa jambe de bois et dit à la maîtresse de la maison, toute décontenancée : « Madame, c’est un vieux bonze ; sans le respect que je vous dois, je lui aurais passé mon pilon au travers du corps. » Cela fit rire, mais l’incident avait été trop vif et l’entrain général s’en ressentit. Delacroix fit preuve de bon goût et se plut à détailler les qualités qui faisaient de M. Ingres un peintre éminent ; il ajouta : « On n’a souvent de talent qu’à la condition d’être un peu exclusif. »

Auguste Préault, sur lequel on a écrit tant d’articles élogieux, qui a fait tant de bons mots et si peu de bonnes statues, disait en parlant d’Ingres et de Delacroix : « Ce sont les frères ennemis, malades tous les deux ; Étéocle a la jaunisse et Polynice a la rougeole. » Ces plaisanteries exaspéraient Ingres et faisaient rire Delacroix, qui était homme d’esprit et qui, du reste, aimait Préault, auquel on a eu tort de le comparer. La distance qui les sépare est énorme, et le temps ne fera que l’accroître. L’œuvre d’Eugène Delacroix survivra, parce qu’elle est le produit d’un tempérament particulier. Celle de Préault périra, parce que les incorrections qui l’enlaidissent sont le résultat de l’ignorance. Ses statues ont des déviations qui leur assignent une place dans un musée orthopédique. Jamais je n’ai vu un homme désirer la croix avec une telle ardeur, avec une si vive souffrance ; pendant vingt ans et plus il l’a demandée, sollicitée à tout pouvoir et de toutes mains. Il disait assez drôlement : « Voilà quarante années que je fais de mauvaise sculpture ; est-ce que cela ne mérite pas une récompense ? » Ses mots sont célèbres ; il en a dit de cruels et qui lui ont coûté cher : à la fin du gouvernement de Louis-Philippe, le directeur des Beaux-Arts s’appelait Cavé : il devait sa situation aux Soirées de Neuilly, recueil de proverbes dramatiques qu’il avait publié, pendant la restauration, sous le pseudonyme de Fougeray, en collaboration avec un officier de la garde royale, nommé Dittmer. Malgré ce mince bagage, Cavé était d’une vanité littéraire sans pareille et le : « Nous autres écrivains » revenait dans toutes ses phrases ; on en riait Préault avait été le voir pour tâcher d’en obtenir une commande. Cavé lui répondit avec la bonhomie importante d’un chef de service : « Mais, mon cher Préault, vous n’êtes point sculpteur, vous êtes un homme de