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suffisaient à justifier. Il me racontait que lorsque Géricault lui disait : « Serre ton dessin, raffermis tes contours, mets des muscles sous tes draperies, » il avait des battemens de cœur et recommençait son travail en se disant : « Pourvu qu’il soit satisfait ! » Tout ce qui concernait Géricault m’intéressait, car le peintre de la Méduse avait beaucoup fréquenté dans ma famille, à une époque où l’on ne pensait guère à moi. C’est chez un de mes parens que survint l’accident insignifiant qui eut de si redoutables conséquences. Géricault allait sortir pour faire une course à cheval avec Horace Vernet ; il était, selon l’usage du temps, en culotte et en bottes à revers. La boucle de sa culotte se brisa et la tringlette qui soutient les ardillons se détacha. A la prière de Géricault, mon parent noua les deux pattes ; le nœud était très serré et très dur. Deux heures plus tard, Géricault tombait de cheval, ses reins portaient sur un tas de pierres préparées pour le macadam des routes et le nœud froissait une des vertèbres. Il en résulta une inflammation de la moelle épinière, des souffrances atroces qui durèrent plus de dix mois et la mort. On se rappelle qu’après son décès Le Radeau de la Méduse, mis aux enchères, faillit être enlevé à la France et passer à Londres ; ce fut de Dreux-Dorcy qui le racheta pour la somme de six mille francs ; plus tard cette somme lui fut remboursée par le comte de Forbin, directeur des musées royaux, qui fit placer le tableau au Louvre.

Delacroix me disait que Géricault, maigre son arrogance extérieure, était modeste et doutait de lui. A l’appui de cette opinion, il me raconta une anecdote peu connue et que voici : Géricault habitait Rome en même temps que Pradier, qui était élève à la villa Médicis. Pradier vit une esquisse à la plume où Géricault, se rappelant un fait dont il avait été le témoin et s’inspirant d’un bas-relief de Mythra, avait dessiné un bouvier nu terrassant un taureau. Le mouvement de l’homme et de l’animal avait été rendu avec une énergie et une précision rares. Pradier n’avait pas retenu un cri d’admiration et avait dit à Géricault : « Vous êtes un grand artiste et vous serez un maître. » Géricault fut satisfait ; puis, lorsqu’il fut seul, la réflexion l’entraîna, il regarda son dessin, y découvrit ou crut y découvrir des défauts et il s’imagina que Pradier, lauréat de l’Institut, grand prix de sculpture, avait voulu se moquer de lui. Or il n’entendait pas raillerie, quoiqu’il ne détestât pas à railler les autres. Il envoya des témoins à Pradier et lui demanda des excuses ou une réparation par les armes. Pradier n’y comprit rien et vint s’expliquer lui-même. L’explication fut telle qu’ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et que Géricault s’écria : « Est-il donc vrai que j’ai du talent ? »

Delacroix dans ses heures d’expansion, — et elles étaient