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le proclament un maître ; ses tableaux, qu’il ne vendait qu’avec peine, sont achetés au poids de l’or ; et quand on parle de cet artiste auquel si souvent la porte des expositions fut fermée, on évoque Rubens et Tintoret. C’est l’histoire du poète Firdousy : lorsque les trésors que lui envoyait le shah de Perse entrèrent dans ma ville de Thous, son cadavre venait d’être mis au tombeau.

Dans un volume récemment publié, on a dit qu’Eugène Delacroix était le fils naturel de Talleyrand ; je n’en crois rien ; on a prêté tant de choses au prince de Bénévent, qu’on lui a prêté Delacroix sans qu’il en soit coupable. J’ai connu Eugène Delacroix et, aux jours de mon enfance, j’ai aperçu Talleyrand ; entre eux, si ma mémoire est fidèle, il n’y avait nul point de ressemblance. C’était dans une cérémonie publique, vers 1833 ou 1834, j’avais onze ou douze uns ; j’accompagnais un de mes parens qui était, comme l’on disait alors, un ancien général de l’empire, Les dignitaires se pressaient derrière Louis-Philippe, dont le visage ressemblait singulièrement à celui de Louis XIV. Mon parent me dit tout à coup : « Regarde cet homme ; il a prêté quatorze sermens ; c’est Talleyrand ; lui et Fouché ont vendu la France aux alliés et l’empereur à l’Angleterre. » Je vis un grand vieillard poudré à blanc ; sa tête me parut une tête de mort ; le regard était terne et cependant hautain, la pâleur était livide, la lèvre inférieure pendait, les épaules se courbaient en avant ; la claudication était si forte qu’à chaque pas le corps oscillait de droite à gauche comme s’il allait tomber. La figure du vieux diable de la diplomatie est restée gravée dans mon souvenir ; je la revois telle que je l’ai vue ; elle n’avait aucun rapport avec celle d’Eugène Delacroix, dont les yeux enfoncés et les énormes maxillaires faisaient penser aux mufles des léopards et lui donnaient une sorte de beauté vigoureuse qui eut son charme. Rien dans ses habitudes d’esprit, dans sa vie parcimonieuse, dans sa sauvagerie, dans ses aspirations qui souvent répondaient mal à ses aptitudes, rien, ni dans l’homme intérieur, ni dans l’homme extérieur, ne rappelait le prince de Talleyrand. C’est là sans doute un de ces propos de salons sorti du désœuvrement et recueilli par la légèreté des oisifs, il est, du reste, difficile de comprendre en quoi la mère d’Eugène Delacroix a mérité cette médisance.

Delacroix était un homme instruit ; il avait du monde ; il passait, bien malgré lui, pour le chef de l’école révolutionnaire en peinture ; aussi semblait-il prendre à tâche de protester contre cette imputation par la correction de son attitude et la courtoisie de ses façons d’être. Quel que soit le jugement que l’on porte sur ses œuvres, il reste digne du plus haut respect par son amour du travail. La quantité d’esquisses, débauches qu’il a jetées sur le papier est prodigieuse ; l’accumulation de ses notes plastiques