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jamais été publié en France et dont on nous permettra de faire connaître quelques fragmens.

Dès le début, il soutint que toute parole blessante, offensante pour la. mémoire d’une. personne qui n’existe plus, donnait, ouverture à une action civile des héritiers, mais qu’elle ne constituait pas un délit. Cherchant, à démontrer combien il serait grave d’ériger en infraction pénale toute attaque contre un homme qui, de son vivant, a appartenu à l’histoire, M. Dufaure en arriva à se demander ce qu’était le souvenir, ce qu’était la mémoire d’un homme.


Au moment, dit-il, où la mort vient nous atteindre r cette partie immortelle de nous-mêmes qui fait toute notre personnalité, où se concentrent toutes nos facultés, naissent et se développent toutes nos erreurs et tous nos mérites, qui rattache pour nous le présent au passé par la mémoire : et le présent à l’avenir par l’espérance, cette partie immortelle qui s’exerce en moi lorsque je cherche à vous exprimer ma pensée, qui agit en vous lorsque vous me prêtez votre bienveillante attention, notre âme, à ce moment, entre dans les mystérieuses conditions d’une vie nouvelle, où la pensée humaine ne peut que vaguement la suivre, où les injures de ce monde, ai-je besoin de le dire ? ne peuvent, pas l’atteindre : quelques momens après, son enveloppe mortelle est pieusement déposée au sein de la terre, une pierre ou un monument la couvre. L’un et l’autre sont également protégés par nos lois contre toute injure et contre toute attaque, car la ville des morts a sa police comme la ville des vivans ; mais ce que nous appelons notre mémoire dans le monde, ce souvenir que nous laissons après nous, cher à quelques-uns, indifférent pour beaucoup, ombre vaine si prompte à disparaître, les lois la protégeront-elles contre les attaques des vivans, au point de déclarer que quiconque en dira librement sa pensée, aura commis un délit ?… Je ne m’étonnerais pas que quelquefois on le désirât ; nous avons seulement à nous demander, car nous raisonnons sur le droit positif, si les lois ont donné au souvenir des hommes cette protection ; si de toute attaque, elles ont fait un délit et si tous les jugemens de l’histoire sont du ressort de la police correctionnelle.

La double tâche de l’historien est très nettement indiquée. Il a deux choses à faire : il raconte et il juge. Il raconte avec vérité, et il juge avec liberté. Il raconte avec vérité, c’est la première condition, et, quant à moi, je la tiens pour absolue. Après avoir raconté avec vérité, il juge avec liberté ; du moment qu’on remplit la première condition, on a un champ sans limites pour remplir la seconde.

Imaginez-vous ce que serait l’histoire si l’écrivain n’avait pas le courage ou le pouvoir de juger, d’apprécier, de blâmer ce qui lui paraît blâmable, d’estimer, de louer, d’élever ce qui lui semble digne d’éloges ?