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une prépondérance qui n’a jamais été reconnue, mais des droits spéciaux ; au fond, en laissant la France et l’Angleterre agir selon leurs droits et pour leurs intérêts, l’Europe n’est pas restée un instant étrangère à cette crise de l’Égypte. Elle s’en est toujours mêlée plus qu’elle ne l’a dit, et les documens qui viennent d’être publiés à Paris et à Londres servent eux-mêmes à mettre en lumière le rôle des divers cabinets, leurs préoccupations incessantes, la direction de leurs idées et de leur diplomatie. Lorsqu’il y a quelques jours, le ministre des affaires étrangères d’Italie a cru devoir tracer à sa manière un exposé des négociations engagées entre quelques-unes des plus grandes chancelleries, il a sans doute accentué les couleurs. M. Mancini a pris un certain plaisir à opposer à l’alliance de la France et de l’Angleterre une autre alliance certes fort puissante, celle de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Russie et de l’Italie. Le ministre italien a sûrement exagéré le caractère de cette division de l’Europe en deux camps, de ce « groupement séparé » d’une partie des grands états du continent. Il est parfaitement inutile de voir partout des coalitions près de se former. Le fait n’existe pas moins. Il n’est point douteux qu’au courant de l’hiver les quatre cabinets de Berlin, de Vienne, de Rome et de Saint-Pétersbourg étaient déjà en communication, qu’ils se concertaient pour surveiller la France et l’Angleterre autant que la révolution égyptienne.

Notre diplomatie ne pouvait l’ignorer, puisque, dès le 10 janvier, le chargé d’affaires de France à Berlin, M. le comte d’Aubigny, faisait savoir positivement qu’il y avait eu un échange d’idées entre l’Allemagne, l’Autriche, la Russie et l’Italie au sujet de l’attitude qu’il y aurait à prendre si de nouveaux troubles éclataient en Égypte. « Il résulterait de ces pourparlers, ajoutait-il, que ces cabinets seraient unanimes, bien qu’à des degrés divers, à repousser l’hypothèse de la descente, sur les bords du Nil, de forces anglo-françaises, et que la solution qui leur paraîtrait seule praticable serait l’envoi de régimens turcs, après entente de la Porte avec les cabinets de Paris et de Londres… » M. de Bismarck lui-même, dans ses conversations avec l’ambassadeur de la reine Victoria et un peu plus tard avec notre représentant, ne déguisait pas ses impressions. Il ne cachait pas que toutes ses préférences étaient pour l’intervention turque, qu’il verrait avec quelque crainte l’intervention des puissances occidentales, et, ce qu’il y a de plus curieux, c’est la raison qu’il donnait de sa répugnance, que l’ambassadeur d’Allemagne, le comte de Munster, confiait à lord Granville. « M. de Bismarck, disait-il, est contraire à une occupation anglo-française parce qu’il la croit susceptible d’amener entre l’Angleterre et la France des différends et des froissemens qu’il serait heureux de voir éviter, quelque opinion que l’on ait de sa politique supposée… » M. de Bismarck, malgré les démonstrations d’une si touchante sollicitude, s’inquiétait peut-être assez peu des rapports de l’Angleterre et de la