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discernement des occasions, il était devenu le plus inopportun des hommes, et rien ne lui réussit plus. Ce don Quichotte avait eu raison contre le gendarme, le gendarme finit par avoir raison contre lui et, l’appréhendant au collet, le ramena de vive force dans sa prison. Il en était un peu diminué, mais les moujiks des bords du Volga ne s’en doutaient pas ; ils ne voyaient que ses bonnes intentions, et ses malheurs ne faisaient aucun tort à sa gloire. Les peuples sont ainsi faits qu’ils aiment à plaindre ce qu’ils admirent.

Le marquis d’Azeglio définissait Garibaldi : un cœur d’or et une tête de buffle. On pourrait lui appliquer aussi le mot de cet évêque de Lérida, ambassadeur d’Espagne à Vienne, qui disait jadis : « Les ministres de l’empereur ont l’esprit fait comme les cornes des chèvres de mon pays, petit, dur et tortu. » Garibaldi avait le cerveau très étroit et infiniment dur, une vraie tête de bois, impénétrable à la persuasion, à toutes les bonnes raisons. Il avait aussi l’esprit tortu et des subtilités bizarres, comme il arrive à tous les mystiques. Il eût mieux fait de ne jamais raisonner, de n’en croire que son instinct, qui souvent le conseillait à merveille. Il eut tour à tour les plus heureuses inspirations, qui ressemblaient à du génie, et de véritables accès de démence, qui eussent tout perdu si on l’avait laissé faire. Incapable de compter avec les idées des autres, il prenait les siennes dans son cœur, et c’est du cœur, assure-t-on, que viennent toutes les grandes pensées, mais il en vient aussi beaucoup de déraisons et beaucoup de malheurs. Ne soyons pas trop sévères. L’évangile nous apprend qu’il sera beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé ; Garibaldi a beaucoup aimé, et il était toujours prêt à mourir pour ce qu’il aimait.

Il adorait son pays jusqu’à lui sacrifier non-seulement sa vie, mais ses opinions et ses préjugés. Il avait pour devise qu’il fallait faire l’Italie même avec le diable, far Italia anche col diavolo, et il conclut un pacte avec le diable, représenté par le roi de Piémont, auquel il causa mille ennuis, mais contre qui il n’a jamais conspiré. S’il aimait passionnément son pays, il n’était pas moins sincère dans sa bienveillance pour le genre humain, dans sa tendresse pour tous les peuples opprimés ; mais il lui arrivait quelquefois de confondre les opprimés et les oppresseurs et de mal placer ses sympathies. Il se trouvait en Angleterre au moment où le Danemark fut envahi par l’armée austro-prussienne, et il s’éprit d’abord d’un vif enthousiasme pour ce petit peuple, contre qui s’étaient coalisés un grand royaume et un grand empire et qui avait si fièrement accepté le défi. Les réfugiés allemands de Londres s’appliquèrent à le circonvenir, à lui démontrer que ce petit. peuple était un tyran, un monstre odieux, que David avait tous les torts, que Goliath était le preux chevalier du bon droit. Il écrivait peu de temps après à l’un de ces réfugiés que ce qui manquait ù l’Europe,