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suspendue. M. de Corcelles y apportait ses convictions toujours fermes et ses espérances que rien ne lassait ; on parlait de tous les absens, de ceux que leur santé, comme M. Vivien, avait entraînés sur les rives de la Méditerranée pour aller chercher des forces qui les abandonnaient, puis des exilés de Bruxelles vers lesquels la pensée se portait tristement. Les noms de Lamoricière et de Bedeau revenaient sans cesse dans les correspondances. Avec l’élan de son cœur et son besoin d’activité, c’était Victor Lanjuinais qui allait le plus souvent en Belgique. On attendait impatiemment son retour. Parfois on se réunissait à l’improviste pour saisir au passage Mme de Lamoricière traversant Paris pendant quelques heures. Tous maudissaient l’exil et le tenaient pour le plus grand des maux, sans prévoir que bientôt d’autres douleurs allaient frapper leur amitié. La mort de M. Vivien fut le premier coup qui vint les atteindre. Ce ne fut pas le moins cruel. M. Dufaure perdait en lui le seul ami avec lequel il pût échanger à la fois les souvenirs de la jeunesse et les réflexions de l’âge mûr. Il aimait la clarté de son bon sens, la ferme décision d’un esprit né pour les travaux législatifs. Quelques années plus tard, ce fut le général Bedeau, enlevé par un mal dont il avait rapporté le germe de l’exil et que l’air de la Bretagne, si longtemps souhaité comme le souverain remède, avait été impuissant à guérir. Chaque vide resserrait les liens de ceux qui survivaient.

Un long commerce d’amitié l’avait rapproché de M. de Tocqueville plus encore que le pouvoir. Il tenait pour un des bonheurs de sa vie la rencontre de cet esprit supérieur qui savait s’élever si haut avec tant de simplicité et de profondeur. Il ne manquait pas une occasion de lui témoigner de sa sympathie. Peu de mois après le coup d’état, lors de leur première séparation, il lui écrivait de Vizelle, en lui avouant qu’il s’abandonnait au charme un peu matériel de la campagne.


Pendant que je me livrais à ces soins, ajoutait-il, que ma main tenait la serpette ou l’arrosoir, mon âme n’était certainement pas endormie. J’ai revu par la pensée les événemens étranges que nous avons traversés depuis quatre ans et demi. J’ai pesé de nouveau sans regret ni remords les différentes résolutions que nous avons prises ; je me suis félicité du fond du cœur d’avoir rencontré dans cette phase si orageuse de ma vie politique des compagnons si éclairés, si fermes et si exclusivement dévoués à l’intérêt de leur pays.


Il portait un profond intérêt aux travaux de son ami, et s’efforçait de lui venir en aide : tantôt il lui adressait le fruit de ses recherches sur les arrêts de règlement du parlement de Paris, tantôt il l’excitait à hâter la publication de son livre sur l’ancien régime, attendu