Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/13

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’électorat porté à quarante ans excluait de la vie publique les ardeurs de la jeunesse, le barreau avait accueilli dans un vaste apprentissage les hommes politiques qui devaient plus tard se distinguer sous le gouvernement de Juillet. Le coup d’état renvoyait pêle-mêle à la barre les auteurs et les victimes des révolutions de 1830 et de 1848, tous ceux qui, dans des camps opposés, avaient, depuis quarante ans, poursuivi dans notre pays l’établissement d’un gouvernement libre. Réduits au silence par la force, ils cherchaient à retrouver sous les privilèges du barreau un peu de cette liberté dont la France semblait dégoûtée et que les franchises judiciaires devaient préserver dans l’enceinte des lois. Au milieu des tristesses d’un marasme universel, ils allaient trouver dans cet asile non-seulement la sécurité, mais la dignité du travail, au milieu des luttes.

M. Dufaure était d’autant plus résolu à se consacrer au barreau qu’il ne partageait pas îles espérances de ses amis, parmi lesquels quelques-uns conservaient « des illusions d’émigrés et supputaient gravement le nombre de mois que vivrait le gouvernement nouveau. » Avec M. de Tocqueville, il pensait que l’empire ne fonderait rien, mais durerait. Il fallait donc prendre de nouvelles habitudes et donner un but à la vie. Chacun se créa des devoirs, et les amitiés nouées au milieu de l’activité parlementaire se resserrèrent dans la mauvaise fortune. Quelques correspondances heureusement échappées à la destruction nous font pénétrer parmi ces hommes que le malheur rapprochait sans les aigrir.

On y voit passer et revenir sans cesse les mêmes noms, unis dans une égale répugnance pour le charlatanisme et les palinodies. Malgré des précautions qui à certains jours refroidissent et parfois glacent le style épistolaire, on retrouve le mouvement de ce groupe qui se tient à égale distance des intrigues et des faiblesses. En méditant sur le mystère de la révolution française, M. de Tocqueville, livré à de vastes recherches, poursuivait jusque dans les origines de cette révolution le problème de sa destinée ; fixé non loin de Tours, sur un coteau des bords de la Loire, il y attirait successivement ses amis. M. Dufaure, en revenant de Saintonge, s’arrêtait dans cette laborieuse retraite où il entendait parler de tous ceux qu’il aimait. Lorsqu’après les dispersions de l’été on reprenait à Paris les quartiers d’hiver, on, se réunissait une fois par semaine, tantôt chez M. Dufaure, tantôt chez M. Rivet, qui avait échappé à l’inaction en se consacrant aux grandes questions de chemin de fer qu’il avait étudiées dans les assemblées. C’était le samedi soir : Paillet et Freslon y représentaient le barreau. Gustave de Beaumont arrivant de la Sarthe, où il partageait sa vie entre l’agriculture et les lettres, peignait l’inertie de la province où toute vie collective était