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bordé de champs de fèves, pouvaient bien, comme le Nil, s’ils ne les confondaient pas avec le Nil lui-même, finir par aboutir aux plaines cultivées de l’Ethiopie et de l’Egypte.

A quel parti se seraient-ils arrêtés, quand, du fond du golfe du Bengale, ils auraient vu, à l’orient et à l’occident, de nouvelles terres succéder sans cesse à celles qu’ils dépassaient ? Nous est-il permis de penser que leur perplexité ne les eût pas déterminés à rebrousser chemin ? Nous figurerons-nous Alexandre et ses compagnons suivant, jusqu’au cap Comorin, la côte d’Orissa et la côte de Coromandel, remontant ensuite la côte de Malabar jusqu’à Bombay et, de Bombay, allant rejoindre, à travers le golfe de Cambaye et le golfe de Kutch, les bouches de l’Indus ? C’est alors qu’on eût pu vraiment dire qu’Alexandre avait subjugué l’Inde, qu’il laissait bien loin derrière lui les travaux d’Hercule et de Bacchus. Si Alexandre eût ajouté ces 5,000 kilomètres à son itinéraire, si les géographes eussent rattaché plus tard les arpentages de Bœton et de Diognète, les explorations maritimes de Scylax et de Néarque, aux vagues souvenirs du voyage des vaisseaux de Néchao et du périple d’Hannon, s’ils eussent en même temps tenu compte des dépositions bien autrement précises des marins du Céleste-Empire, dont les jonques, dès les âges les plus reculés, ont visité Ceylan, il est probable que Christophe Colomb n’eût jamais découvert l’Amérique, car Ptolémée, — le géographe, non le roi, — ne l’aurait pas induit à cette entreprise, en rétrécissant démesurément notre planète. La civilisation grecque, implantée dans tout l’Hindoustan, au lieu de l’être seulement dans la Bactriane, aurait poussé ses ramifications bien au-delà des confins fabuleux de la Chersonèse d’Or ; on se serait formé une idée assez nette de la configuration du globe pour s’en tenir, pendant de longs siècles encore, satisfait. Les îles du Japon, avec l’Australie peut-être, auraient été décidément assignées pour limites au monde ; il eût fallu attendre que le hasard jetât quelques pêcheurs des Kouriles ou quelque Alvarez Cabral sur les côtes du continent américain pour avoir connaissance de la dernière partie du globe qui nous manquât et qu’un consentement unanime abandonnait sans le moindre scrupule à l’océan. Le retard apporté à l’arrivée du renfort conduit par Memnon a donc eu des conséquences qu’une imagination active peut s’accorder le plaisir de développer dans un sens ou dans l’autre : les petites causes ont souvent eu dans l’histoire de l’humanité de grands effets ; celle-ci a peut-être fait manquer au roi de Macédoine sa fortune ; en revanche, elle a fait la fortune de Charles-Quint.


JURIEN DE LA GRAVIERE.