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jeunesse ardente, ces grandes expéditions que nous te demandons seulement d’ajourner. »

On ne discourait point autrement à l’armée d’Italie, peu de jours avant la bataille d’Arcole ; puas d’une correspondance récemment mise au jour en fait foi. Si le général Bonaparte eût alors interrogé ses lieutenans, c’est très probablement le langage de Cœnus qu’il aurait entendu, et cependant l’armée d’Italie, malgré tous les périls qui l’assiégeaient, n’était plus cette armée en haillons, cette armée famélique, dont un capitaine de vingt-six ans vint, en 1796, prendre, au pied des Alpes maritimes, le commandement à coup sûr peu enviable ; elle était devenue, entre les mains habiles qui la conduisaient, une année opulente, une armée bien velue, une armée vivant depuis plusieurs mois au sein de l’abondance. Dans sa détresse si énergiquement décrite par Cœnus, l’armée grecque du Pendjab ne peut se comparer qu’aux premiers, bataillons de la république ; il faudrait le pinceau de Charlet pour la peindre. Quelle situation que celle de cette bande héroïque perdue aux extrémités du monde ! Qu’une catastrophe survînt, la nouvelle n’en serait portée en Grèce que par les cris de triomphe des populations soudainement affranchies ; car de tous ces soldats que le regard de la mère patrie semblait, tant la distance de jour en jour s’accroissait, avoir déjà renoncé à suivre, aucun, si la victoire se montrait un seul instant infidèle, ne reviendrait pour dire aux mères en deuil comment leurs fils étaient morts.

Ni les plaintes ni les arguments de Cœnus n’auraient eu le don d’ébranler Alexandre, les applaudissemens enthousiastes dont ce discours découragé fut suivi lui donnèrent, au contraire, à réfléchir. Il rentra dans sa tente et y resta renfermé pendant trois jours ; Seul avec sa pensée, il revit tous ses plans, pesa ; dans la balance les dangers d’une sédition et les avantages de la combinaison qu’il avait mûrie ; quand il reparut devant ses soldats, une nouvelle conception était prête à sortir tant armée de son cerveau. « Puisque mes amiraux, disait Napoléon à Boulogne, manquent de caractère, je lève mes camps de l’Océan et j’entre avec deux cent mille hommes en Allemagne. » — « Puisque les Macédoniens, s’est dit Alexandre, refusent de me suivre jusqu’au Gange : , je retourne vers l’Hydaspe et c’est l’Indus qui va me conduire à la mer. »

Dès que la résolution du roi est connue, un immense cri de joie s’élève dans le camp ; les uns fondent en larmes, les autres supplient les dieux de bénir Alexandre. On court à sa tente. « On veut, raconte Arrien, remercier le héros jusque-là invincible, qui s’est laissé vaincre par les prières de ses soldats. » Ces transports de reconnaissance ne témoignaient que trop de la lassitude de l’armée ; ils durent importuner plutôt que toucher Alexandre. Semblables