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fleuve nous conduit à l’Océan ; de l’Océan, nous gagnons le golfe de l’Indus, qui confine au Golfe-Persique. » Où était le plus grand péril ? dans l’accomplissement résolu de ce vaste dessein, ou dans une marche rétrograde et timide à travers les défilés du Khyber ? Le salut de l’armée n’exigeait-il pas, avant tout, qu’on la maintînt en possession de son ascendant moral ? Si elle le perdait, il était fort à craindre qu’elle ne revît jamais ses foyers.

Ce sont là, reconnaissons-le, des considérations bien hautes et bien subtiles pour une multitude qui, jusqu’à ce moment, n’a guère eu l’occasion d’exercer sa pensée, car elle a trouvé bon, comme il convient d’ailleurs à une troupe sous les armes, de se laisser aveuglément conduire. Les Macédoniens écoutaient dans un morne silence, les yeux fixés à terre. Alexandre eut alors, si nous en croyons Quinte Curce, un sublime élan de désespoir : « Ne romprez-vous pas, s’écrie-t-il, ce silence obstiné ? Où sont ces cris, témoignage habituel de votre allégresse ? Est-ce là le visage d’ordinaire si joyeux de mes Macédoniens ? Je ne vous reconnais plus, soldats, et l’on croirait vraiment que je suis, à mon tour, un inconnu pour vous. Si vous n’approuvez pas mes desseins, ayez du moins le courage de le dire. Qu’il parle celui que vous aurez choisi pour votre interprète ! »

A cet appel, Cœnus ôte son casque et s’avance : « Tes soldats, dit-il, ne refusent pas d’aller où il te plaira de les envoyer. Nus, sans armes, les veines taries, ils te suivront partout ; ils te précéderont même, si tu l’exiges ; mais jette les yeux, Alexandre, sur ton armée, vois dans quel état l’ont mise tant de fatigues, tant de combats, tant d’épreuves de tout genre ! Les traits sont émoussés, les armes font défaut, nous sommes obligés de nous habiller à la perse. Est-il beaucoup de nous qui aient conservé leur cuirasse ou qui pourraient se vanter de posséder encore un cheval ? Nous avons conquis le monde et nous manquons de tout ; criblés de blessures, nous ne laissons pas même à nos plaies le temps de se fermer. Quelle foule généreuse de Grecs et de Macédoniens se pressait sur tes pas quand tu traversas l’Hellespont ! Vois aujourd’hui ce qui te reste de tant de braves ! A Bactres, tu as congédié les Thessaliens, t’apercevant que leur ardeur première avait considérablement faibli ; les Grecs ! tu les as, par contrainte et malgré leurs murmures, établis dans les villes que tu venais de fonder, ou entraînés avec tes Macédoniens, à de nouveaux combats. Les uns sont tombés sur le champ de bataille, les autres, mutilés et devenus impropres au service, ont été dispersés dans les provinces conquises ; le plus grand nombre a été moissonné par les maladies. Ceux qui survivent sont rares ; rends du moins à ceux-là leur patrie ! Quand tu auras rétabli l’ordre troublé en Grèce, il te sera facile d’y lever de nouveaux soldats et d’y préparer à loisir, avec le concours empressé d’une