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compliquée que chambre et ministère ne savent peut-être plus où ils en sont.

À parler franchement, il y a bien une certaine logique et même quelque chose de spécieux dans ce double vote auquel on ne s’attendait pas. Il est bien certain que la suppression de l’inamovibilité, avec le droit de nomination laissé au pouvoir exécutif, livre au gouvernement, à tous les gouvernemens, le corps judiciaire tout entier ; elle crée une magistrature sans indépendance, ce que M. le garde des sceaux a appelé des « juges-commissaires. » Si l’inamovibilité est supprimée, il faut chercher quelque autre garantie, il faut donner au juge une autre origine, — l’élection. Voilà qui est dit et voté ! Seulement le malheur ici est que, pour échapper aux conséquences d’une première faute, d’un vote d’imprévoyance, on court à une autre faute plus grave encore, on se précipite tête baissée dans l’inconnu, dans la plus périlleuse des confusions. Il n’y a point à s’y méprendre, en effet : avec l’élection, c’est la magistrature livrée aux passions, aux caprices, aux captations, aux corruptions, à toutes les influences qui président à un vote. Les députés sont bien nommés par le suffrage populaire, dit-on. Sans doute ; mais les députés sont élus justement pour représenter des opinions, même quelquefois des passions politiques, et la justice soumise aux influences politiques, c’est la plus odieuse des tyrannies. Qu’en sera-t-il de tout cela ? M. le garde des sceaux a cru devoir donner sa démission, il a du moins pris un congé. La commission parlementaire de son côté s’est remise à l’œuvre, et la question a désormais des chances d’échouer même à la chambre, — dans tous les cas au sénat. C’est peut-être un ajournement indéfini ; mais dans tous les cas il reste un mal présent, de plus en plus sensible, c’est l’instabilité que ces procédés agitateurs introduisent dans l’organisation de la justice. Quelle est la situation d’une magistrature qui se sent livrée à toutes les suspicions, incessamment menacée ? Que peut-il en être de juges qui ne savent pas ce qu’ils seront demain, qui sont exposés aux épurations et aux révisions ? Peu importe, la chambre vote ! elle vote la suppression de l’inamovibilité et l’élection des juges. Elle votera peut-être demain des réformes militaires qui aideront à la désorganisation de l’armée. Il n’est point impossible qu’elle vote la révision du concordat. Elle satisfait ses caprices, sans rencontrer une bien vive résistance dans le ministère, et, chemin faisant, elle se livre à des démonstrations de fantaisie, elle prend le deuil à l’occasion de la mort de Garibaldi, qui vient de s’éteindre à Caprera. C’est le courant du jour !

Ch. de Mazade.