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marqué d’un trait moins sûr. Nous vivons depuis bien des années déjà comme sans y prendre garde, et par conséquent sans y rien ajouter, sur le capital de raison, de justice, de probité que nous ont accumulé la prudence et l’économie des générations antérieures. Nous avons hérité de nos pères des vertus dont nous n’avons plus en nous le principe agissant ; nous réglons notre manière de vivre sur une discipline des mœurs qu’aucun dogme intérieur ne gouverne plus ; « nous vivons d’une ombre, du parfum d’un vase vide ; après nous on vivra de l’ombre d’une ombre ; » et parce que la figure du monde ressemble assez encore à ce qu’elle était autrefois, il nous semble, ou nous aimons à croire, que cette ombre a la consistance d’un corps et que la liqueur n’est pis encore desséchée dans le vase. Vous êtes-vous demandé cependant d’où venait depuis quelques années, chez tous ceux du moins qui ne bornent pas leurs soucis à l’heure présente, cette préoccupation de l’avenir de la morale ? et ces efforts multipliés, dans le désordre actuel des doctrines philosophiques, pour constituer les lois de la conduite sur des bases nouvelles ? et ces tentatives enfin, pour trouver quelque part un premier anneau où suspendre la chaîne des devoirs ? C’est que l’on sent bien, selon l’expression de M. Renan, que nous ne subsistons plus que d’un « reste de vertu. » Et il nous apparaît chaque jour plus évident que tous ces vieux mots de justice, d’obligation, de devoir, si nous avons pour eux quelque respect encore, cependant ils se vident lentement, mais sûrement, de ce qu’ils contenaient en d’autres temps, et n’ont la plénitude entière de leur sens que dans un passé dont chaque jour nous éloigne davantage. Il nous est assez facile encore, aujourd’hui, d’être honnêtes ; c’est que « chacun de nous trouve ses origines dans quelque respectable société religieuse où la gravité des mœurs entretenait la gravité de l’esprit ; » et réciproquement, où la gravité de l’esprit créait à chaque instant de la vie la gravité des mœurs. Le problème est de savoir ce que deviendra la gravité des mœurs quand la gravité de l’esprit ne sera plus que l’ombre d’une ombre et le souvenir d’un souvenir. Ce que les préjugés sociaux, dont il n’est peut-être pas un qui n’ait eu sa raison suffisante, ce que les traditions héréditaires, capitalisées en quelque sorte pendant des siècles dans les mêmes familles, ce que « l’étroitesse d’esprit, » puisque M. Renan a prononcé le mot, et ce que j’aimerais mieux appeler, si je n’avais peur du barbarisme, l’intransigeance du devoir, peuvent produire, et de quel secours ils peuvent être à l’humanité, nous le savons, et, à vrai dire, nous nous abritons encore dans l’édifice social qu’ils nous ont élevé. Mais quand cette « largeur d’esprit » qui, comprenant tout excuse tout, aura triomphé de l’antique étroitesse, quand les traditions héréditaires auront disparu sans retour et que nous en aurons dissipé le capital, quand enfin nous aurons débarrassé l’homme