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sens de la difficulté de la vie et de la complexité des choses simples qui les caractérise tous les deux.

Nul de nous ne saurait être infidèle à ses origines. Lorsqu’un genre littéraire, comme le roman dans notre siècle, a tellement élargi son domaine et reculé ses anciennes bornes qu’il n’est presque pas de pensée qui ne s’en puisse accommoder, les romanciers accourent de tous les points de l’horizon intellectuel, et chacun d’eux y acclimate les qualités qui lui sont propres. Les uns sont venus au roman par la poésie, les autres y sont venus par le théâtre. M. Cherbuliez y est venu par l’érudition, par la science, par la philosophie. De là cette variété d’informations, cette abondance d’idées, cette richesse d’observation psychologique, cette subtilité de pénétration morale qui font de tous ses romans, — même de ceux que l’on aime le moins, et nous avons nos préférences, — des livres que l’on peut relire ou plutôt qu’il faut relire, car souvent la conduite artistement ménagée de l’intrigue y fait tort aux qualités plus rares qui leur sont essentielles. Si parfois l’on s’intéressait moins au sort des personnages de M. Cherbuliez, si l’on était moins curieux de leurs aventures, si l’on prenait une moindre part dans les hasards de leur destinée, l’intérêt supérieur des questions que M. Cherbuliez y agite apparaîtrait plus évident, et aussi la diversité des ressources que M. Cherbuliez emploie à les résoudre. Est-ce là peut-être ce que M. Scherer a voulu dire ? Je le crois, et que parmi les romans de M. Cherbuliez il préfère ceux qui ne sont qu’à peine des romans s’ils en sont : A propos d’un cheval de Phidias, — le Prince Vitale, — le Grand Œuvre ; où les questions, traitées en elles-mêmes et pour elles-mêmes, dans la manière dialectique, ne décèlent l’artiste que par l’agrément de la causerie et la vivacité du dialogue. Mais l’un n’empêche pas l’autre, et puisqu’à toutes ces qualités M. Cherbuliez joignait encore cette force plastique de l’imagination qui fait le romancier, nous ne voyons vraiment pas pourquoi, sacrifiant de gaîté de cœur une part de son talent, M. Cherbuliez nous eût privés du plaisir de le lire deux fois au lieu d’une.

C’est ce qui explique en passant comment et pourquoi M. Cherbuliez n’est jamais tombé, selon le mot de M. Renan, « dans ces interminables histoires bourgeoises, prétendues images d’un monde qui, s’il est tel qu’on le dit, ne vaut pas la peine d’être représenté. » On s’instruit tous les jours. Or, je suis présentement en train de croire que l’idéalisme, dans le roman comme dans l’art, pourrait bien consister tout simplement à avoir des idées, et inversement, le naturalisme à n’en avoir point. Cette définition est simple, elle est conforme à l’étymologie, facile d’ailleurs à retenir, et si c’était aujourd’hui le temps de la prouver, les argumens ne me manqueraient pas. On ferait seulement attention que de prétendus naturalistes peuvent être affligés d’une aberration de la vue qui leur ferait voiries choses telles qu’elles ne sont pas,