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préparations microscopiques ; j’arrivai assez tard aux bureaux de la Revue de Paris ; j’y appris qu’un commissaire de police aux délégations judiciaires était venu signifier un décret impérial en vertu duquel la Revue de Paris était et demeurait supprimée. C’était la mort sans phrase. Les exigences gouvernementales doivent faire excuser bien des sottises, surtout dans les momens exceptionnels et lorsque les hommes chargés de conduire la machine sont de pauvres cervelles sans ressources, affolées et ne sachant pas que l’arbitraire ne peut jamais faire œuvre de salut. Le ministre de l’intérieur était alors M. Billault, le même qui, seul, en 1848, avec Greppo, vota en faveur du droit au travail ; il crut sans doute faire un acte politique en supprimant la Revue de Paris : il ne commit qu’un acte d’iniquité : le rapport qui précède le décret est d’une improbité flagrante, il vise des fragmens d’histoire, des contes, des nouvelles où il serait impossible de trouver trace de polémique ou d’allusion. Je n’en citerai que deux exemples : le décret vise le Coup de Jarnac, par Michelet. C’est le récit du duel de La Châtaigneraie emprunté a un volume de l’Histoire de France qui allait paraître ; pour M. Billault, le Coup de Jarnac ne pouvait être qu’une allusion au coup d’état du 2 décembre ; une nouvelle de moi : l’Ame du bourreau, écrite pour expliquer la théorie de la transmigration des âmes, a paru sans doute une analyse psychologique de Napoléon Ier ou de Napoléon III. Si le second empire a suscité tant de haine, les serviteurs qui l’ont obstinément desservi n’en sont-ils pas un peu la cause ? N’être pas responsable, posséder la toute-puissance, n’avoir qu’un mot à prononcer pour réduire ses adversaires à néant, c’est bien tentant pour des hommes médiocres, et les ministres de ce temps-là ne s’en firent faute. J’en gardai rancune, je l’avoue ; mais toute rancune s’évanouit lorsque le marquis de Chasseloup-Laubat, prenant la direction des affaires en 1869, donna à la France une liberté qu’elle ne connaissait plus depuis longtemps et vers laquelle mes désirs platoniques avaient toujours aspiré.

Le petit bataillon de la Revue de Paris se dispersa ; les uns se dirigèrent du côté de la politique et ont touché au but ; les autres se réfugièrent plus que jamais vers les lettres. Dans notre défaite, nous n’avions perdu que les bagages ; « peine d’argent n’est point mortelle, » dit un vieux proverbe. Ce n’est pas l’heure de désespérer quand on a trente-six ans ; je me retrouvai dans ma solitude, apte au travail et peu découragé. J’habitais alors une petite maison que l’indulgence de mes amis qualifiait d’hôtel ; dans mon jardinet, il y avait des rosière, un jasmin et des lilas ; j’étais en bons termes avec les fourmis et les moineaux francs ; un microscope pour le jour, un télescope pour la soirée, une nombreuse bibliothèque, de bonne encre noire dans l’encrier, Louis de Cormenin, Flaubert, Gautier,