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La stérilité relative des longues années qui séparent les romans werthériens de la jeunesse de Nodier de Jean Sbogar recommence après Trilby pour ne s’arrêter qu’en 1829, date de la publication de Mademoiselle de Marsan. Vous êtes étonnés peut-être de la fréquence et de la longueur de ces intermittences d’un talent si facile en apparence ; ne les attribuez cependant ni à l’impuissance ni à la paresse. Dieu sait s’il restait inactif pendant cette période de sept années maigres. Que de travaux de toute sorte, que d’entreprises, et aussi, il faut le dire, que de besognes ! ses nuits y passent après ses journées, et elles ne suffisent pas encore à un tel labeur. Ce sont des Voyages pittoresques dans l’ancienne France entrepris en collaboration avec son ami le baron Taylor ; ce sont des traductions ou des adaptations d’œuvres étrangères assorties à son tour d’esprit, parmi lesquelles il faut citer le drame de Bertram, de Maturin, d’innombrables éditions des auteurs les plus divers, Millevoye et Voltaire, Clotilde de Surville et Molière ; des notices et préfaces à l’infini sur Galland, Baour-Lormian, Raynouard, Lamartine, lord Byron ; des arrangemens de dictionnaires français et des préfaces de dictionnaires étrangers : « J’ai neuf volumes sous presse, » écrit-il un jour de 1828 à son ami Weiss. C’est que, malgré les circonstances favorables que la restauration lui avait faites, le pauvre Nodier portait toujours le poids des longues années aventureuses et besogneuses de sa jeunesse. Collaborateur assidu du Journal des Débats, de la Quotidienne ensuite, — il nous adonné les chiffres de cette collaboration au moins pour le Journal des Débats, et ils sont considérables, étant donnée la valeur de l’argent à cette époque, — bibliothécaire à l’Arsenal, pensionné de divers ministères, plus tard même inscrit sur la liste civile du roi, producteur infatigable, bibliophile expert, habile à l’échange des livres rares, commerce lucratif qu’il pratiqua toute sa vie et qui l’aida singulièrement à surmonter ses déboires, il avait bien des ressources pour effacer ses imprudences passées ; mais qui ne sait que, lorsque de telles situations pécuniaires ont été créées, elles se montrent plus vivaces que ce vampire aux innombrables résurrections dont il a fait un roman ? Au moment où on croit s’en être débarrassé, elles reparaissent sous une nouvelle forme, car pendant qu’on travaille à s’en délivrer, la vie continue son cours et ajoute de nouvelles exigences aux embarras existans déjà. C’est un enfant qui naît, une maladie qui se prolonge, une perte imprévue, une occasion heureuse qui échappe ; sans cesse il faut aller rechercher au pied de la montagne ce rocher de Sisyphe, qu’on croyait avoir remonté pour toujours. Ce fut là l’histoire de Nodier ; peu d’hommes de ce temps ont payé plus cher l’humeur indépendante de leur jeunesse et le libéralisme de leurs opinions. Toute sa vie