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ce temps de désordre, il apparaît comme un classique. D’autres, d’une philosophie plus profonde ou plus trouble, d’un génie plus universel ou d’un esprit plus cosmopolite, et que goûteront davantage ou les lettrés de tous les pays ou du moins les dilettanti de Paris, de Pétersbourg et de Londres, d’autres pourront rêver le théâtre des démons et des anges, et fixer leur rêve en des poèmes divins ou fantastiques : d’autres écriront la Tempête ou la Femme de Claude ; — cela dit, sans instituer de parallèle inutile entre MM. Dumas fils et Augier, ni de parallèle superflu entre l’un ou l’autre et Shakspeare. Rébecca, la céleste fiancée de Claude, et Gérard, le vertueux amant de la duchesse de Septmonts, sont assurément plus purs qu’Henriette Mairson et Gaverlet ; ils sont aussi moins humains ou, si l’on veut, moins français et moins dramatiques pour des Français. Je ne serais pas surpris que M. Augier, qui n’est pas seulement Français, mais Gaulois, traitât l’une de visionnaire et l’autre de Joseph. Pour moi, je les salue volontiers, je reconnais leur droit à l’existence idéale ; même j’admets leur réalité possible, et je suppose que je puis les rencontrer. Pourtant il est bien vrai que l’un et l’autre se placent, par un effort difficile, au-dessus de l’humanité. Or M. Augier regarde devant lui à hauteur d’homme : c’est ainsi qu’il a vu Henriette Mairson et Caverlet.

La même loyauté qu’il applique à la peinture des caractères, M. Augier l’emploie à l’étude des situations. Voilà pourquoi sa comédie est pénible ; et j’ajoute qu’il est bon, pour son dessein, qu’elle le soit. Henriette et Caverlet, cette femme et cet homme, constituent le vrai couple selon la nature, et, avec les enfans, la vraie famille. Oui, mais la vraie famille, nous l’avons dit, dans le faux ménage. Entre les personnages et leur situation il y a une disconvenance nécessaire et que l’auteur ne pourrait nous adoucir sans fraude ; tant mieux, d’ailleurs, si cette disconvenance nous choque : nous éprouverons ainsi le besoin de la faire cesser. Caverlet, Henriette, ces enfans sont à la gêne : il faut que la vue de leur supplice nous soit presque, odieuse pour que nous désirions que ce supplice soit aboli ; des milliers de créatures auront le bénéfice de notre malaise. Oui, sans doute, il est déplaisant que cette mère fasse vivre son fils et sa fille sous le toit de son amant, Il est déplaisant que cette jeune fille tende son front à l’amant de sa mère, même croyant cette mère remariée avec cet homme, cela est déplaisant pour nous, qui savons la vérité ; il est monstrueux que ce fils juge son père et sa mère, qu’il soit forcé de condamner tantôt l’un, tantôt l’autre, en dernier ressort celui-là, et même qu’il soit forcé de prendre contre son père le parti de l’amant. Elle est monstrueuse aussi, quoique d’une horreur moins manifeste, la corruption de l’âme de cette femme, si bonne pourtant et surtout si bonne mère, qui arrive presque à sacrifier pour la sécurité de sa faute le bonheur de sa