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souvenirs désagréables, aux réflexions pénibles, aux appréhensions fâcheuses. Dans l’excès de leurs prévoyances chagrines, ils en viennent à craindre que la lune ne leur tombe sur la tête. Si jamais cela leur arrivait, on les verrait recouvrer leur sang-froid, car l’approche du danger les calme, et une fois aux prises avec les hasards, ils y font la plus belle figure.

On put croire d’abord que tout se passerait en douceur. Par une dépêche du foreign office datée du 24 décembre 1874, le comte Derby écrivait au comte de Jarnac que, si le tunnel était possible, il offrirait d’incontestables avantages et que le gouvernement de sa majesté n’y ferait aucune opposition, pourvu qu’on ne lui demandât ni subvention ni garantie d’intérêt. Le gouvernement de sa majesté paraissant accepter le projet en principe, on crut pouvoir aller de l’avant, et le 16 janvier 1875 le président de la compagnie française, M. Michel Chevalier, signait une convention avec M. Caillaux, alors ministre des travaux publics. On affirme aujourd’hui que, si le comte Derby agréa avec tant de bonne grâce les ouvertures qui lui étaient faites, c’est qu’il jugeait le tunnel impossible. Le fait est que, lorsqu’il parut démontré qu’il ne l’était pas et au moment où les travaux commencés semblaient promettre un heureux dénoûment, l’Angleterre se ravisa tout à coup. On s’inquiéta, on s’agita, on déclara que ce projet mal conçu et mal venu compromettait sérieusement la sûreté du royaume-uni. Les imaginations se noircirent, s’exaltèrent par degrés ; le Times et d’autres journaux après lui sonnèrent la cloche d’alarme. Des protestations très énergiques furent signées ; parmi les signataires figuraient de grands personnages, le duc de Wellington, le duc de Marlborough, des comtes, des vicomtes, des barons, des amiraux et des vice-amiraux, beaucoup de généraux et de lieutenans-généraux, des archevêques, des évêques, une foule de révérends. On s’étonne de trouver dans cette liste le nom du philosophe Herbert Spencer, de l’éminent poète et penseur Robert Browning, du très raisonnable M. Lubbock, du très savant M. Huxley, du très libéral M. Harrison. Les humanitaires ne doivent pas être contens, l’âge d’or annoncé par eux n’est pas encore mûr. De l’autre côté du détroit, personne ne croit au désarmement universel. Poètes, philosophes et révérends, Anglais qui pensent et Anglais qui ne pensent pas, tout le monde semble persuadé comme M. de Cavour que pendant longtemps encore « ce coquin d’homme sera toujours le même, » et qu’il est bon de prendre des précautions contre lui.

Ceux qui veulent savoir à quels périls les nations s’exposent par leur aveugle imprévoyance et comment John Bull par la sienne perdit Londres n’ont qu’à lire un pamphlet anglais, récemment paru, qui a fait quelque bruit. L’auteur est un prophète pour qui l’histoire du XXe siècle n’a point de secrets, et il s’est fait un plaisir de nous raconter en