Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/645

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la preuve de l’étendue. Les hommes ont sans doute absolument raison de croire à un univers différent d’eux-mêmes : cela ne prouve en rien que ce qu’ils perçoivent par leurs sans soit la chose elle-même, telle qu’elle est en soi.

C’est à l’analyse du toucher, le sens de la réalité par excellence, qu’il appartiendrait de nous donner la preuve non-seulement de l’objectivité de la chose, mais de celle des qualités. Or il y a, suivant notre auteur, trois qualités absolument objectives, reconnues par la science, et qui constituent le corps : ce sont l’étendue, l’impénétrabilité et le mouvement. Pour tout savant, un corps est un objet étendu, résistant et mobile. La distinction entre le subjectif et l’objectif est faite grossièrement par le sens commun ; mais elle est vérifiée par la science et ramenée à des notions précises. Même dans le toucher, il y a encore des sensations purement subjectives : ce sont les sensations cutanées et les sensations musculaires. Or ni les unes ni les autres ne se confondent avec le corps lui-même ; elles ne sont que les signes qui nous font penser à quelque chose de très différent, c’est-à-dire à l’étendue (forme, relief, mouvement) et à l’impénétrabilité : « L’objet tangible (une table, par exemple) est extérieur ; les sensations musculaires sont en nous : la notion de table est précise, géométrique ; les sensations musculaires sont vagues et obscures ; la table est terminée par des lignes droites et uniformes, rien de plus varié au contraire, de plus irrégulier que les sensations musculaires ; l’étendue de la table est une grandeur calculable avec précision ; qui oserait soumettre les sensations musculaires aux lois de la géométrie ? La table est un objet fixe et permanent ; la plupart des sensations musculaires se développent sous la condition de la succession. La table est un objet unique ; les sensations musculaires sont extrêmement diverses. Il n’y a donc aucun rapport de nature entre la forme géométrique de l’objet et la sensation musculaire ; il n’y a que le rapport entre le signe et le chose signifiée. » Comment se fait le passage de l’un à l’autre ? Ce passage n’est pas une induction raisonnée comme celle des savans : ce n’est pas non plus, comme le croit Reid, une opération mystérieuse et inexplicable : c’est une interprétation de signes, semblable à celle qui, dans la vue, transforme les sensations en perceptions ; mais cette interprétation ne se fait pas exclusivement, comme le croit Helmholtz, par voie d’association et d’habitude ; elle se fait spontanément, instinctivement : c’est la nature elle-même qui nous fait passer du signe à la chose signifiée, doctrine qui, nous le reconnaissons, est la traduction immédiate des faits : mais en quoi diffère-t-elle de celle de Reid ? C’est, encore une fois, ce que nous ne voyons pas. Cette interprétation spontanée est indiquée par Reid lui-même lorsqu’il compare la théorie de la