Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/634

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

personne, c’est-à-dire encore une réalité individuelle et concrète, en un mot une substance. Il en est de même des causes. Un homme en frappe un autre ; nous disons que le premier est la cause du coup perçu par le second ; une pierre tombe et tue un homme ; elle est la cause de sa mort. Voilà le vrai sens du mot cause selon le sens commun, et non pas un être métaphysique et caché que l’on appellerait monade ou force, et qui peut tout aussi bien être Dieu, la nature, l’absolu, ou toute autre conception arbitraire. En d’autres termes, la substance et la cause ne sont point l’objet de la raison pure, comme dans la doctrine de Cousin. Ou l’expérience n’atteint rien, ou elle donne la réalité tout entière. Ce n’est pas à dire sans doute que l’expérience atteigne d’une manière complète le dernier fond des choses : elle connaît les substances dans une certaine mesure, mais non pas jusqu’au fond ; la science expérimentale ne saisit les substances et les causes que d’une manière incomplète ; mais, si incomplète qu’elle soit, c’est cependant une connaissance réelle ; une connaissance n’est pas nulle parce qu’elle n’est pas adéquate.

Telles sont les vues de l’auteur sur les substances : mais encore une fois n’y a-t-il pas lieu à distinguer entre les substances vues du dehors et les substances vues du dedans ? Est-il irrationnel de soutenir que la substance extérieure ne nous est connue que par ses manifestations, tandis que la substance moi, étant présente à elle-même par la conscience se connaît elle-même (sinon dans son dernier fond, dans son absolu, au moins dans son être) ? Cette distinction ne devait-elle pas être au moins signalée et discutée au lieu de se borner à réduire les spiritualistes à un prétendu demi-positivisme ? Que d’ailleurs ce demi-positivisme puisse conduire par voie de conséquence, comme le prétend l’auteur, jusqu’à l’idéalisme de Berkeley ou au panthéisme de Spinoza, c’est encore ce qui n’est nullement évident. Tout en admettant une distinction entre le phénomène et le noumène, entre l’apparent et le caché, n’a-t-on pas le droit de dire cependant avec Ampère qu’il ne peut y avoir contradiction entre le monde phénoménal et le monde nouménal, de même qu’il n’y a pas de contradiction entre le ciel nouménal et le ciel phénoménal ? Et enfin, est-on bien sûr d’échapper soi-même aux conséquences que l’on impose à autrui ? Si la connaissance expérimentale des causes et des substances est « incomplète » comme le veut l’auteur, si nous n’allons pas « jusqu’au fond » comme il le dit encore, qui nous assure qu’une connaissance de fond, une connaissance adéquate et complète ne réduira pas le nombre des causes et des substances et ne les ramènera pas à une seule comme dans le panthéisme, et à une seule qui serait Dieu lui-même, comme dans l’idéalisme ? Pour l’expérience