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au coin de son feu en robe de chambre, sans qu’il y soit réellement : ne peut-il pas en être de même dans l’état de veille ? De là un doute très légitime que le bon sens est incompétent à résoudre et qui ne peut céder que devant l’analyse des faits. De même, Spinoza accorde sans doute au bon sens qu’il y a des choses finies et un être infini ; mais ces choses finies peuvent-elles être quelque chose qui mérite le nom de substance, et si ce ne sont pas des substances, peuvent-elles être autre chose que les modes de l’infini ? C’est là un problème que le bon sens ne peut pas trancher puisqu’il ne le comprend même pas.

De la question de critérium et de méthode passons à la question de fond. Il s’agit de la réalité des substances et des causes. M. l’abbé de Broglie maintient fermement cette réalité à la fois contre les empiristes ou phénoménistes (par exemple, M. Taine) et contre ce qu’il appelle les demi-positivistes, c’est-à-dire les spiritualistes éclectiques. Il donne en effet raison à M. Taine contre ceux-ci ; mais il croit avoir raison contre M. Taine au nom du sens commun. Résumons aussi clairement que possible cette subtile discussion.

Suivant la doctrine des demi-positivistes, c’est-à-dire des spiritualistes contemporains, voici quelle serait la vérité sur les causes et les substances : « L’ordre des causes et des substances, objet de la métaphysique, est radicalement distinct de l’ordre des phénomènes et des lois, objet de la science expérimentale. » Le monde réel, dans cette hypothèse, se composerait de deux parties, une partie apparente et une partie cachée. « La partie apparente, celle qui tombe sous l’expérience, consisterait en phénomènes sans substances[1], c’est-à-dire en amples apparences et en lois, c’est-à-dire en formules abstraites. Ce seraient des images, des sons, des couleurs, des formes vides, des sensations reliées par un canevas de lois purement idéales. La partie cachée, qui serait l’objet de la métaphysique, serait composée d’êtres absolument étrangers à l’expérience, de simples conceptions de la raison. Ce seraient, suivant les dynamistes, des forces, des monades, c’est-à-dire des êtres connus seulement par induction. Ainsi l’univers serait coupé en deux parties : l’une superficielle, creuse, apparente et abstraite, sans réalité véritable ; l’autre obscure, abstraite. encore, séparée des faits, indistincte et à peine intelligible. Le spiritualisme ainsi entendu mériterait le reproche que lui fait M. Taine de doubler l’univers. »

Dans cette exposition de la doctrine spiritualiste, M. l’abbé de Broglie ne paraît tenir aucun compte de la révolution apportée dans

  1. Pourquoi sans substances ? Ce sont au contraire des apparitions de substances. C’est ce que veut dire le mot phénomène. Il y a donc ici inexactitude dans l’exposition.