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volontairement l’oublie la moitié du temps. Il y a aussi la différence d’un peintre sincère à un peintre habile. Celui-là, comme nous disions, est un précurseur ; celui-ci est un chef reconnu. M. Manet a semé ; c’est M. Bastien-Lepage qui récolte. Si l’on ne prend maître que dans le sens de grand peintre, M. Manet n’est pas un maître, il s’en faut ; mais si on prend ce mot au sens de professeur, ou plutôt d’initiateur, on doit saluer comme un maître le peintre d’Olympia. Son action sur tout un groupe de peintres contemporains est manifeste. C’est lui qui, dès 1860, préconisait, en prêchant d’exemple, l’éclairage cru de la lumière diffuse, les tonalités extra-claires, les larges taches imitées des imagiers japonais, la simplification du modelé des chairs, et l’effet général facilement obtenu par des parties très poussées et des parties laissées à l’état d’ébauche. Depuis dix ans, un certain nombre de peintres plus ou moins bien doués, plus ou moins habiles, ou plus ou moins naïfs, ont appliqué les procédés de M. Manet : les uns, les impressionnistes purs des expositions indépendantes, en les exagérant ; les autres, les transfuges de la tradition, en les modifiant et en les faisant accepter par une savante exécution. Mais M. Manet n’en reste pas moins leur initiateur. C’est en vain qu’ils voudraient revendiquer Courbet comme un ancêtre immédiat. Courbet donnait par le jeu des lumières et des ombres le relief à ses figures, soit dans les plaines largement éclairées, soit dans les épais sous-bois. Courbet ne pensait ni aux taches, ni à la lumière diffuse. Courbet est moins encore un impressionniste d’avant l’heure que Balzac n’est un naturaliste de la veille.

L’impressionnisme, nous le répétons, est un anachronisme. La lumière diffuse du plein air n’est pas une découverte. C’est dans cette lumière-là que les Byzantins, puis Cimabué, Giotto, Gozzoli, Rogier Van der Weyden, les primitifs allemands, les Siennois du xiv° siècle, les artistes de l’ancienne école de Bourgogne ont peint leurs figures plates et plaquées contre le fond. Si, dès le dernier tiers du XVe siècle, les vrais peintres, prédécesseurs des grands maîtres, ont dédaigné cet éclairage rudimentaire et lui ont substitué le jour de l’atelier, c’est qu’ils ont pensé qu’il faut ce jour d’atelier pour accuser les reliefs, faire vibrer les couleurs et donner à la peinture les magiques enchantemens du clair-obscur. Les tonalités claires, Véronèse et Rubens en ont trouvé l’éclatante harmonie, mais Angelico da Fiesole a peint plus clair encore. Les taches de couleur sont une importation japonaise. Léonard, Raphaël, Titien, ont réussi à perdre dans une pâte délicate tous leurs coups de pinceau, à dissimuler toute trace de métier ; Rubens et Rembrandt ont peint avec une souveraine largeur, avec une liberté superbe. Quand, après ces maîtres, M. Bastien-Lepage revient dans ses têtes au travail sec et minutieux des primitifs, trahissant la main à chaque