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sur les tombeaux d’autrefois, et il n’est phrase si courte qui n’ait son petit bout de crêpe. Ces noires couleurs sont cependant assez bien justifiées par le tableau auquel Nodier les emploie, celui des effets moraux opérés par les terribles événemens des dix précédentes années, liens de famille détruits ou profanés, affections égorgées, sermens trahis, infidélités involontaires amenées par les séparations de l’exil, désespoirs engendrés par la solitude. Cet ébranlement moral que nous venons de signaler tout à l’heure chez Nodier, il l’avoue lui-même, et le déclare un fait général propre à toute sa génération. Il y a trois personnages dans les Proscrits, tous trois sont atteints d’un genre de folie particulier ; ils ouvrent la longue procession de ces fous qui va se continuer par le Peintre de Saltzbourg, par les Tristes, et qui, sous des formes un peu moins lugubres, se prolongera jusque dans ses derniers écrits. Les âmes ont été déséquilibrées par l’excès du malheur, et la noire mélancolie fait sa proie de ceux qu’ont épargnés l’échafaud et l’exil. Ce petit écrit est une longue plainte, mais ce n’est pas une malédiction. Tout en gémissant sur les excès de la révolution, Nodier la montre arrêtée dans les décrets de la destinée, préparée par le cours des âges, inévitable à moins d’un cataclysme, et il fait appel au pardon et à l’oubli afin que cette fatalité puisse être bienfaisante comme elle a été d’abord implacable ; contradiction de sentimens qui est bien aussi de cette date de 1800. Ainsi cette tentative de réconciliation sociale que Bonaparte essayait alors, Nodier, ennemi de Bonaparte et poursuivi comme tel, y travaille à sa manière ; il a sa petite note dans ce grand concert où Chateaubriand, avec son Génie du christianisme, tient l’emploi de chef d’orchestre.

J’ai dit que les premiers romans de Nodier avaient la valeur de véritables mémoires. En effet, si nous savons quels étaient d’une manière générale les sentimens de la France au sortir de la révolution, nous savons beaucoup moins bien quels étaient les sentimens particuliers des jeunes gens, et, n’était Nodier, nous ne le saurions pas du tout. Il nous a rendu le service de fixer dans ses premiers écrits, non pas les émotions isolées d’une âme individuelle comme Senancour l’a fait dans Obermann, ou les tristesses des jeunes hommes de haute condition, comme Chateaubriand l’a fait dans René, mais les sentimens des jeunes hommes de condition moyenne, des premiers venus par le nom et la fortune. Par exemple, nul mieux que lui ne nous fait sentir les raisons d’être de ce werthérisme qui lui est commun avec la plupart de ses jeunes contemporains[1].

  1. Lire dans la correspondance publiée par M. Estignard un certain billet d’un ami de Nodier, Glaize ; rien n’est mieux fait pour indiquer à quel point cette épidémie sévit alors sur la jeune génération. C’est le modèle le plus parfait de la démence werthérienne.