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à la mort, après que ces obscures multitudes auront transmis à travers les âges les types divers dont elles ont reçu le dépôt.

Voilà l’unique moralité selon la science de la nature, celle que logiquement la société devrait imiter. Certes elle est aux antipodes de la moralité que conçoit M. Littré et que Auguste Comte avait rêvée. Mais il s’agit de savoir si M. Littré ne va pas chercher ailleurs que dans la science de la nature les élémens de cette culture esthétique et morale qu’il retrace devant nos yeux. Il nous dit dans un langage ému dont nous recueillons avec plaisir l’écho : « Ce n’est pas en vain qu’en des hommes qui sont rentrés dans les ombres éternelles nous voyons des aïeux, et des pères ; ce n’est pas en vain que dans les hommes qui jouissent avec nous de notre commun soleil, nous voyons des frères et des compagnons de labeur ; ce n’est pas en vain que dans les hommes qui naissent et naîtront nous voyons nos enfans et la plus chère partie de nous-mêmes. Plus l’homme vit au dehors de son égoïsme, plus il se sent amélioré et heureux. Si la patrie a inspiré tant et de si touchans dévoûmens, que ne fera pas l’humanité, patrie universelle[1] ? » Nous applaudissons à ces belles visions de l’avenir, à cette affirmation solennelle de la solidarité humaine. Mais nous voyons là, comme M. Littré lui-même nous en a montré tant d’exemples dans la vie de M. Comte, des effusions de sentiment, produisant une sorte de lyrisme, des dispositions subjectives dignes de tout notre respect. Il nous est impossible de voir par quelle logique secrète de pareils sentimens se rattachent à la conception positive du monde, c’est-à-dire à la condition stricte de n’accepter comme règles que les faits physiques et les relations démontrées de ces faits. Nous sommes ici sur les plus hauts sommets de la sphère humaine ; or, quoi qu’en dise l’école positiviste, il y a opposition manifeste entre le travail de l’activité humaine et le travail de la nature. La nature physique ne donne que des leçons d’égoïsme. Elle ne connaît pas le droit individuel ou elle le méprise ; elle ne connaît ni la bienveillance ni la charité ; elle ne respecte et ne fait respecter dans sa dure évidence que la loi du plus fort. L’humanité, guidée par d’admirables instincts, travaille au rebours de la nature, elle n’exclut pas du droit de vivre les faibles et les déshérités ; au contraire, elle les respecte, elle les recueille, elle les aime ; à la justice elle ajoute la charité, elle n’imite pas la nature, elle la réforme. C’est ce qu’a fait M. Littré ; il prend dans toute sa rigueur la science positive, il jure de lui obéir jusqu’au bout, et voici qu’au terme de sa tâche, il se trouve qu’il a transformé complètement les données ingrates et

  1. Conservation, Révolution, Positivisme, 2e édition, p. 395.