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être une mystification, proposait un rendez-vous dans un café. La troisième demandait une photographie. Le journal portait une annonce marquée au crayon rouge : Une demoiselle de vingt-deux ans, à son aise, de bonne santé, d’humeur égale, de figure non déplaisante, s’offrait en mariage à un veuf de cinquante ans. Que faire entre ces quatre postulantes ? — « Qu’elles attendent, » dit majestueusement le professeur. Il se rendit pourtant au café, mais se tint à l’écart pour voir sans être vu l’inconnue qui devait y entrer vers neuf heures, vêtue de noir et un bouquet au corsage. Plusieurs entrèrent à l’heure dite ; elles portaient toutes un bouquet au corsage et toutes, adoptant la couleur à la mode, étaient vêtues de noir.

Le lendemain, nouvelle lettre, celle-ci disait : « Je suis jeune encore, je suis veuve, je suis malheureuse, je ne possède que mon cœur et mon art. "Vivre pour le bonheur d’un honnête homme, voilà ma mission. Je demeure au n° 64 de la rue de Turin, deuxième étage. Demander Mme Marina, comprimaria (cantatrice doublant les premiers rôles). » Marc-Antoine lut quatre fois ces lignes, puis les répéta par cœur en balbutiant, se serra la tête entre les mains, regarda droit devant lui, marcha, s’arrêta, marcha encore, puis se laissa tomber dans un fauteuil à roulettes qui, épouvanté, recula jusqu’au mur. Qu’était-il donc arrivé ? Dans cette lettre, qui gisait sur le carreau, M. Moi avait reconnu l’écriture de Séraphine.

Ici le cœur se serre et l’on pressent un drame ; le bouffe était un drôle : après avoir maltraité sa femme et mangé tout son argent, il est mort dans le vice en la laissant pauvre, pis que pauvre, doublure de théâtre, sur le pavé. Quelle étude pour un peintre de mauvais lieux ! Cette fille aux abois s’offrant sans le savoir, — mais avec un peu d’audace et de modernité, on eût pu s’arranger de façon qu’elle l’eût su, — s’offrant à son père ! Fort heureusement M. Farina ne se complaît pas dans les mauvaises mœurs. Cette chute eût d’ailleurs donné raison à M. Moi ; l’égoïsme paternel eût joué le beau rôle. Rassurons-nous donc : Séraphine n’est pas veuve, n’est pas malheureuse, possède autre chose que sa voix et son art. Son mari, le bouffe, un cœur d’or, sans alliage, comme on n’en trouve qu’au théâtre, a quitté les planches et donne des leçons à Milan ; il a perdu son père, l’avocat, qui lui a légué une fortune. Ainsi rendu à la vie sédentaire, Iginio Curti depuis longtemps n’a plus qu’une idée en tête : réconcilier Séraphine avec le vieux professeur. Une indiscrétion d’Anne-Marie, la vieille bonne, lui a dénoncé l’auteur de la fameuse annonce nuptiale ; alors, ayant sous la main une cantatrice sur le retour en quête de mari, le vertueux Iginio lui a proposé de répondre à cette annonce, et comme la