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maintenant il ne se trompait presque plus. Tandis que nous causions, bien des gens de toute sorte défilèrent devant nous, il n’y prit point garde ; mais, tout à coup, le voilà qui tronque l’entretien et me plante là pour traverser une allée et faire sa quête ; à son retour, il me dit, toujours avec son rire malin : « Il m’a donné deux sous ; il avait l’air heureux, ce jeune homme. Ce doit être un amoureux ; les amoureux sont de bons cliens, je ne sais pourquoi. »

« Je le sais bien, moi. L’amour est un moment égoïstique. Les amoureux sont les gens les plus égoïstes qui soient au monde, mais ils font l’aumône par irréflexion, ou encore parce qu’ils sentent en eux-mêmes une fausse grandeur, un étourdissement qui les pousse à des générosités fastueuses ; le moins qu’ils puissent faire pour se prendre au sérieux, c’est de donner deux sous à un mendiant. Plaignons ce pauvre genre humain, à la fois enfant et décrépit ! Mais je reviens à moi-même. Après la promenade, je m’en vais, sans hâte, à l’école, où j’arrive attendu, mais non désiré, par une vingtaine de garçons point affamés de ma science. C’est donc entendu entre nous que l’être crée l’existence (théorie de Gioberti). Combattue par ce mensonge énorme, notre amitié n’est pas bien cordiale et ne durera pas longtemps. A peine en chaire, je lis sur le visage de mes écoliers, sans en excepter un seul, une grande espérance déçue, l’espoir d’un coup de froid ou d’une grosse fièvre, ou d’un accident quelconque qui m’eût cloué au lit, au moins pour une leçon. L’heure se passe ; j’interroge quelquefois les plus attentifs pour m’assurer qu’ils n’ont rien compris, sur quoi nous nous séparons avec plaisir. Je m’en vais, emportant avec moi mon secret contraire au programme d’enseignement ; ils me regardent la bouche ouverte, étonnés de la conformation de mon crâne, où a pu se loger une philosophie si ténébreuse. Je pense à part moi : « Si un jour seulement j’annonçais du haut de la chaire que c’est l’existence qui a créé l’être pour son avantage particulier, quel sens dessus dessous et quelle lumière ! Je crois que la froideur de mes élèves cesserait par enchantement et que ma doctrine se ferait jour jusque dans les crânes les plus rebelles. Mais le programme ne le veut pas. »

« Entre ma leçon du matin et celle de l’après-midi, je déjeune à la brasserie Trenk ; j’ai expérimenté que la bière allemande est comme la philosophie allemande : il faut l’avaler non à petites gorgées, mais à grandes ondes et les yeux fermés. Je dîne avec de jeunes officiers qui supportent leur commensal silencieux ; à leur âge, on a tant de bonheur et si peu de réflexion qu’on oublie d’être égoïste. Au dessert arrive régulièrement le professeur Jérôme, mon collègue et ami, le plus médisant des hommes ; il m’emmène à la campagne et me dit en sortant : « As-tu un cigare ? — Je n’en ai qu’un. — Il