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laideur de la pensée hésite à entrer dans l’expression, qui reste décente. On dirait une débauche colletée jusqu’au menton, une orgie de thé ou de mauve. Nous ne nous en plaignons pas, au contraire, nous en félicitons M. Farina, qui ne connaît que les honnêtes gens et ne sait pas bien comment sont faits les autres. On peut l’engager seulement, de peur qu’il ne nous égare et qu’il ne s’égare lui-même, à ne plus nous conduire où il n’est jamais allé.

C’est ce qu’il a fait, du reste. Dans le roman qui suivit, dalla Spuma del mare, il y a bien un faux ménage, mais d’une incorrection si vertueuse, qu’on se ferait scrupule d’y rien changer. Oro nascosto (Or caché), scènes de la vie bourgeoise, reprend la situation de Léonard et d’Erneste : il y a là aussi deux rêveurs très malheureux, faute de s’entendre ; ils s’aiment sans le savoir, en se croyant l’un à l’autre antipathiques, et, comme ils ne sont pas mariés, le désespoir peut les mener loin. Frédéric, le jeune premier, qui cherche un trésor caché dans ses terres, finit par découvrir de l’or dans le cœur de la jeune fille qu’il croyait haïr, mais il a laissé passer le temps, et la jeune fille est promise à un autre ; alors il veut se suicider, mais il s’y prend mal : il s’asphyxie en plein jour, dans une villa pleine de monde ; on le sauve, et il épouse Amélie, « la plus belle fille de l’univers. » Mais ici la fable n’est rien, ce sont les figures et les détails qui intéressent. Le père d’Amélie est un docteur Roch qui, dans sa jeunesse, a été blessé en duel par un nommé Joachim ; quelque trente ans après, les deux adversaires se rencontrent à Milan, dans la fameuse galerie. Ils se reconnaissent, et le docteur présente à sa femme le pauvre Joachim, en termes assez bizarres : « Sais-tu ? c’est ce monsieur qui m’a coupé le bras. » Mais Roch est bon diable et n’a pas de rancune : il n’en veut qu’à la Providence. « Vous ne sauriez croire, dit-il à Joachim, le plaisir que vous me faites ; il me semble que je suis encore en face de vous sur le terrain, avec un bras de plus et la goutte de moins, parce que j’ai aussi la goutte. La Providence, on le sait, est très gaie ; quand elle est en humeur de rire, elle se conduit avec nous tout à fait gentiment. N’est-ce pas un tour plein d’aménité que d’ôter les jambes à un brave homme après lui avoir fait couper un bras ? C’est sur moi, messieurs, qu’est tombée cette espièglerie providentielle. » Les colères périodiques du docteur contre le Père éternel étaient une théorie, bien plus, une religion. C’est surtout après dîner qu’elles le prenaient ; il montrait alors le poing au plafond avec un air féroce. Il sentait le besoin d’accabler de son impuissance un être tout-puissant auquel il ne croyait pas cependant, car il faisait profession d’athéisme et il écrivait dieu avec une initiale minuscule, pour être désagréable à ce Père éternel qui n’existe pas. Voilà le