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partis, la tâche dévolue au nouveau règne, et ce qui en fait la principale difficulté, c’est qu’une pareille émancipation ne semble pouvoir s’accomplir qu’en modifiant tout l’organisme politique et en touchant au principe même du pouvoir.


I

Dans la Russie moderne, au XIXe siècle comme au XVIIIe, tout est parti d’en haut, de l’empereur, de la capitale. Depuis Pierre le Grand, le pouvoir s’est systématiquement appliqué à supprimer tout mouvement spontané dans le pays pour le réduire à l’état d’automate, de mécanisme docile, n’ayant d’autre moteur que le ressort gouvernemental. Toute l’administration a été calquée sur l’organisation militaire ; la discipline, la consigne ont été la loi de la vie civile, comme de la vie du soldat, et la consigne s’est étendue à tous les détails de l’existence, avec une minutie et une indiscrétion inconnues ailleurs. D’un bout à l’autre de l’empire, dans l’administration locale comme dans l’administration centrale, tout a dû se faire par ordre. Sous la main de Pierre et de ses successeurs, la Russie a été comme un soldat au régiment, comme une recrue à l’exercice qui marche, s’arrête, avance, recule, lève le bras ou la jambe, au commandement d’un sergent instructeur. Et ce système était la conséquence naturelle de l’entreprise de Pierre le Grand, qui voulait transformer les mœurs du peuple ainsi que les lois de l’état. On sent quels ont été les effets d’un pareil régime appliqué durant des générations. Le pays, patiemment dressé à l’inertie, a perdu toute initiative, et quand sous Catherine II, quand sous Alexandre II, le pouvoir a convié la société à agir par elle-même, dans la sphère modeste des intérêts locaux, la société et les provinces, désaccoutumées de l’action, désintéressées de la vie publique, ont eu peine à répondre à l’invitation du pouvoir. Après avoir si longtemps travaillé à éteindre toute vie locale, le gouvernement ne pouvait tout d’un coup la rallumer à son gré. Le pli de la réglementation administrative était pris par le pays aussi bien que par l’état ; et ni l’un ni l’autre, ni la société, ni les agens du pouvoir ne pouvaient à volonté dépouiller les vieilles mœurs. Aussi tous les essais pour substituer l’activité spontanée de la population au mouvement automatique de la bureaucratie n’ont-ils eu jusqu’ici qu’un médiocre succès.

La faute, on doit l’avouer, en a été en grande partie au pouvoir et à ses procédés. S’il a fait appel au concours de la société et à l’initiative locale, il l’a fait avec tant de défiance et de parcimonie, en en limitant les droits avec une si étroite jalousie, qu’il a