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se passe d’un art à l’autre et dont, en ce qui le concerne directement, un maître sait toujours s’abstenir. Je ne vois guère M. Ingres criant de Rome à tel jeune peintre, hier son pensionnaire à la villa Médicis et qui vient d’exposer au Salon : « Bravo, mon cher ! après cela, arrivons à la Transfiguration ! » Les lettres d’Hippolyte Flandrin ont moins de fougue et n’en valent que mieux comme témoignage :


« Rome, 30 avril, 1836.

« Hier, j’étais seul ; j’ai été me promener dans les galeries supérieures du Colisée ; depuis toi, je n’y étais pas retourné. J’ai pensé à toi et je me suis rappelé ce que tu me disais un jour en remontant le Pincio ; que nous serions heureux si notre nom pouvait un jour avoir quelque éclat, si nous pouvions enfin comme artistes mériter quelque estime. Tu disais cela et j’y applaudissais ; il faut nous le redire, car cette excitation est bonne… Tu es entré dans la vie active et j’espère avec tous ceux qui te connaissent que tu me négligeras rien, que tu saisiras les occasions et qu’avant peu nous entendrons parler de toi… Travaille, travaille ; je me souviens que tu disais toi-même : « Pour bien écrire, il faut beaucoup écrire. »

…………..

«… Hier, au salon, notre bon M. Ingres s’approcha de moi et, me serrant la main, me dit tout bas : « Oh ! que je sens mieux que jamais comme il nous manque ! » Il ne me disait pas ton nom, mais nous sommes tellement habitués à parler de toi que je l’ai bien compris. Tu lui as fait le plus grand plaisir par ta lettre et ton petit morceau de Beethoven… Courage ! mon ami ; souviens-toi des beaux projets que nous faisions dans la longue allée de peupliers qui est entre Chambéry et Montmélian ; nous les avons depuis renouvelés plus d’une fois sur le Pincio dans nos promenades à l’Ave Maria. Eh bien ! à Paris, rassemble tes forces, accorde-leur un peu de confiance. Je me rappelle qu’un jour M. de Latour-Maubourg me dit : « Vous devez être fier d’avoir un ami comme Thomas ! » En effet, il disait vrai, et je suis sûr d’éprouver toujours ce sentiment. Je ne veux pas te flatter, mais je te comprends comme ça parce que je t’aime et ma foi ! je te le dis. Voyons, ne te fâche pas, je parle d’autre chose. M. Ingres continue à aller mieux ; lorsqu’il a reçu ta lettre par M. Juge et qu’il l’a eu lue, il n’a pu retenir une grosse larme et l’a baisée avec affection. Je suis heureux que tu le connaisses et qu’il te connaisse si bien. »

Que tout cela est ému, touchant, honnête ! S’il écrit à son frère