Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/368

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avons vu son frère l’enjôler aux scélératesses, voici grandir l’ascendant de Francesca, qui, lorsqu’il voudrait fuir, le force à rester, l’excusant même au besoin :

— Vous m’avez abusée, moi jeune fille, vous m’avez trahie pour servir les desseins d’un autre homme, mais cet homme était votre frère ; que vous ayez bien ou mal agi, les sages en décideront, il m’est doux à moi de pardonner et je vous tends la main. Restez, je ne hais personne, pas même lui. J’ai prié Dieu, peut-être m’accordera-t-il le courage et la vertu d’être sa femme, mais vous, ne vous éloignez pas… Vous serez mon frère.

On apporte des présens que le vieux Malatesta (une manière de père Capulet, allègre et bonhomme) envoie à la jeune princesse : des bijoux, des nœuds de rubans constellés de pierreries, des étoffes et des parfums d’Orient. Le propos change. Assis autour de la corbeille, Francesca et Paolo en dénombrent les richesses : « Reconnaissez-vous cette agrafe ? s’écrie tout à coup la jeune femme en ouvrant un écrin. J’en avais une pareille le jour où nous nous sommes vus pour la première fois. » Parmi les joyaux et les raretés sont des livres : de beaux missels, des romans de chevalerie tout fleuris de sinople, d’azur et d’or sous leur reliure ouvragée. On les admire, on les feuillette : « Le Roi Arthur et la Table ronde ! dit Francesca, tournant fiévreusement les pages : des larmes, des soupirs, des chagrins d’amour, cela-doit ressembler à notre histoire ; lisez-le-moi. » Il hésite, elle insiste, sa voix devient nerveuse, impérative : « Sautez sur les commencemens ; jetons-nous au milieu des choses, alors que le malheur a pris déjà cent pages pour lisser autour des victimes sa hideuse toile d’araignée. »

PAOLO.

Vous l’exigez, soit, mais soyez indulgente à ma lecture, car mon cœur n’est pas où sont mes yeux. (Lisant.) Le traître Galéhaut a versé l’ivresse dans la coupe du roi pour l’empêcher de surprendre la reine.

FRANCESCA.

Qu’est-ce donc que la reine peut avoir à cacher ?

PAOLO.

Vous le saurez plus loin. J’abrège. Le roi dort, Galehaut prend par la main le page Lancelot, et par l’obscurité de l’escalier le conduit jusqu’à la chambre de Ginevra… Je poursuis : Il entra… L’alcôve était sombre…

FRANCESCA, rêveuse.

L’alcôve était sombre !