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Le 6 novembre 1856, le rideau de la scène de l’Odéon se leva pour la première fois sur Madame de Montarcy. Ai-je besoin de dire que j’étais là, tout ému, prêtant l’oreille, épiant l’impression des visages et poussant un soupir de satisfaction chaque fois que la toile s’abaissait après un acte joué sans encombre ? Bouilhet était sur le théâtre, derrière un portant, affaissé, n’entendant pas les applaudissemens, croyant toujours que l’on sifflait, me saisissant le bras comme un enfant qui a peur et me disant : « Ne t’en va pas ! » Tout marchait à souhait cependant, les vers étaient sonores, les acteurs n’étaient pas mauvais, et les bravos spontanés éclataient sans avoir besoin des encouragemens de la claque. Rien ne ranimait le pauvre Bouilhet, qui subissait une émotion trop forte pour lui. La pièce eut un grand succès qui se soutint pendant soixante-dix représentations. C’était un drame en vers de la pure école romantique. Il y avait une dissonance qui, heureusement, ne compromit rien ; cela ressemblait à un chapitre de Saint-Simon mis en vers par un disciple de Victor Hugo ; la couleur locale et la vérité historique n’y gagnaient guère, mais qu’importe, puisque les vers étaient beaux ! En souvenir de Hernani, de Ruy Blas, des Burgraves, il y avait la tirade politique, et l’on put s’étonner du langage que parlait Louis XIV :

Vous entendrez rugir une de ces batailles
Où les peuples entiers se mordent aux entrailles,
Un combat formidable aux cris désespérés,
Dont parleront longtemps les hommes effarés ;
Car nous saurons du moins, si notre France expire,
Lui creuser un tombeau plus large qu’un empire.


Les vers étaient de haute facture, ils furent acclamés, et c’était justice. Au milieu de la nuit, Flaubert, Gautier, le comte d’*** et moi nous reconduisîmes Bouilhet jusqu’à sa maison ; il nous disait : « Es-tu sûr que la pièce ne soit pas tombée ? » Il lui fallut deux jours de repos avant de revenir à lui, de comprendre son succès et de se réjouir avec Flaubert, qui était radieux. A la même heure, ces deux compagnons de travail, ces deux amis sortaient des limbes, car, pendant que l’Odéon faisait applaudir le premier drame de Bouilhet, la Revue de Paris publiait le premier roman de Flaubert.


MAXIME Du CAMP.