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agressif et parfois querelleur, lorsque son âme oscillait sans rencontrer de point d’appui. Un jour il arriva très courroucé chez Gautier : « Adieu, je pars pour Guernesey et je vais dire son fait à Hugo ; il nous a déshonorés et je viens de m’en apercevoir. » Rien ne l’apaisa. « Hier, j’ai relu le Pas d’armes du roi Jean ; il y dit :


Force aïeules
Portant gueules
Sur azur.


Ne sait-il donc pas qu’en blason, si ce n’est dans les armes à enquérir, il est interdit de placer émail sur émail, métal sur métal, fourrure sur fourrure ? C’est une honte pour l’école romantique. Dès que j’aurai réuni trois cents francs, je m’embarque à Granville et je vais provoquer cet Olympio. » Les trois cents francs ne se trouvèrent pas et Gérard oublia sa colère.

Gérard avait laissé une partie de ses papiers chez le docteur Blanche ; Arsène Houssaye, Gautier et moi nous les examinâmes, afin de reconnaître s’il y avait lieu d’en publier quelques-uns. C’était un fatras qui ne contenait rien d’inédit : des vers pour Piquillo, des fragmens d’articles parus dans la Revue des Deux Mondes, dans l’Artiste, et le manuscrit des Nuits du Ramadan, roman oriental que le National avait inséré en 1850. Nous fûmes très surpris en constatant qu’un tiers du manuscrit environ n’était pas de l’écriture de Gérard, mais bien de celle de Francis Wey. Gérard ne parvenait que difficilement à remplir sa tâche quotidienne, car il faisait les feuilletons au fur et à mesure des exigences du journal. Il parla de son embarras à Francis Wey, qui se mit à sa disposition avec une complaisance et une discrétion absolues. Donner son argent, c’est facile ; mais donner son travail, n’en retirer ni le bénéfice matériel, ni le bénéfice moral, c’est là un fait rare que nous aurions toujours ignoré si l’original même des Nuits du Ramadan n’avait passé sous nos yeux ; ce fait m’a paru trop honorable pour n’être pas dévoilé[1]. Gérard de Nerval a beaucoup produit, avec les intermittences que lui imposait sa maladie, mais dans ses œuvres il en est une qui a une valeur exceptionnelle, et cette valeur est exclusivement scientifique. Dans les deux mois qui précédèrent sa mort, il a écrit une nouvelle intitulée : Aurélia, ou le Rêve et la Vie, qui est une sorte de testament légué aux méditations des aliénistes. C’est la folie prise sur le fait, racontée par un fou dans un moment lucide ; c’est une confession sincère où la génération des conceptions délirantes

  1. Francis Wey est mort à Paris, le 9 mars 1882, à l’âge de soixante-neuf ans.