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étoiles, qui appuie ses pieds sur le globe, où rampe le dragon, et qui symbolise à la fois Diane, sainte Rosalie et Jenny Colon. Cette confusion était devenue naturelle chez Gérard, pour qui le souvenir de Jenny Colon avait pris les proportions d’une hallucination permanente. On a dit que l’amour toujours dédaigné qu’il éprouva pour elle l’avait conduit d’abord à la ruine et ensuite à la folie. Ceci est une légende, et comme c’est Nerval lui-même qui l’a créée, il n’est pas surprenant qu’elle ait été adoptée et répétée par ses amis, dont le nombre fut considérable, car il était affable et d’un commerce sûr. La vérité est plus simple et l’on peut dire qu’elle est exclusivement physiologique.

Gérard de Nerval n’a jamais été indemne du cerveau ; lorsqu’il suivait en qualité d’externe libre, les cours de seconde et de rhétorique au collège Charlemagne, il se rendait parfois dans l’île Louviers, qui existait encore, et qui était couverte de chantiers. A l’aide des bûches et des cotrets, il s’y construisait une hutte dans laquelle il vivait plusieurs jours de suite, allant acheter sa nourriture chez les fruitières du voisinage, et courant le long des piles de bois, sans en être empêché par les ouvriers, auxquels il « payait à boire. » Plus tard, il partagea L’existence d’Arsène Houssaye, de Camille Rogier, de Théophile Gautier dans la vieille maison de l’impasse du Doyenné ; cette période de sa vie, il l’a racontée sous le titre de : la Bohême galante. Un jour, au coucher de soleil, à Montmartre, sur la terrasse d’une maison à l’italienne, il vit une apparition et entendit une voix qui l’appelait. Il s’élança, tomba et resta évanoui du choc, qui aurait pu le tuer. On le conduisit chez le docteur Blanche ; ce fut son premier accès caractérisé : hallucinations du sens de l’ouïe et du sens de la vue. Dès lors son âme ne lui offrit plus aucune sécurité ; elle s’endormait, s’égarait, se réveillait au hasard des impulsions d’un système nerveux mal équilibré. Ce petit homme inculte, auquel nous n’avons connu qu’un aspect délabré, eut ses jours d’élégance. Il avait hérité d’une cinquantaine de mille francs ; il eut des gants jaunes et des vêtemens de raffiné. Il s’était épris de Jenny Colon, actrice blanche, grassouillette, à chevelure d’un blond douteux, de distinction peu apparente, qui eut quelques succès sur les scènes du Vaudeville et de L’Opéra-Comique. Il l’adora, mais à distance, comme les nerveux atteints d’érotomanie, don Quichotte de l’aliénation paisible, auquel suffit la contemplation de l’être aimé. Il avait loué une stalle d’orchestre permanente au théâtre où jouait cette Dulcinée, dont le Toboso n’était pas un royaume inaccessible. Chaque soir, il lui envoyait. un bouquet de chez Mlle Prévost, la fleuriste en renom ; pour mieux la voir, il achetait toute sorte de lorgnettes ; pour mieux l’applaudir, il avait des cannes richement montées, dont il frappait le plancher à coups redoublés. Je disais à Théophile Gautier : « Comment