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on a dressé son buste tel qu’il était jadis, avec ses cheveux flottans, avec sa longue barbe et le collier symbolique qui bat sur sa poitrine. Avant qu’il eût été frappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante, le 21 août 1864.[1], il avait été précédé (13 février 1864) par Lambert, qu’un iléus avait jeté subitement hors de la vie, Lambert que l’on avait surnommé le miroir du Père et dont il disait : « C’est en passant par son filtre que ma pensée devient limpide. » Le disciple qu’il aima le plus, celui dont l’affection semblait lui être indispensable, Louis Jourdan, vient de mourir à Alger (mai 1881), où il avait vécu insouciant et jeune, où il retourna pour achever sa vieillesse sous le soleil et dans la lumière. Nous l’appelions le vieux blanc, car dès sa trentième année, son énorme chevelure était couleur de neige. Il y eut peut-être des hommes aussi bons, il n’y eut pas de meilleur. Il avait une tendresse débordante qui secourait toutes les infortunes et ne soupçonnait jamais le mal. Il n’avait d’autre instrument de travail que sa plume ; aussi n’était-il pas riche, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir une inépuisable bienfaisance. Son activité était grande. Combien de journaux n’a-t-il pas fondés, que souvent il rédigeait seul ! Il touchait à tout avec plus de facilité que de profondeur et pardonnait volontiers à ceux qui l’insultaient, car les injures ne lui furent pas épargnées lorsqu’il était rédacteur du Siècle. Sous le second empire, la politique étant à peu près interdite aux journalistes, ceux-ci s’étaient rejetés sur la polémique religieuse. Louis Jourdan s’y montra parfois agressif ; on répliquait en le traitant d’athée, de suppôt d’enfer et même de saint-simonien. Il ripostait de son côté ; la querelle s’envenimait et l’on en arrivait aux grosses paroles. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que Jourdan était extrêmement religieux ; il était en extase, en exaltation devant Dieu ; il l’appelait, l’interrogeait, le remerciait. Il ne s’en cachait pas, et son petit volume, les Prières de Ludovic, est un livre d’actions de grâce que nulle secte ne désavouerait. Il était lecteur assidu du Nouveau-Testament, avec une prédilection marquée pour l’évangile selon saint Jean. Souvent il commentait le livre saint et ses enfans recueillaient ses instructions. À ce sujet, il arriva une aventure assez piquante. Son plus jeune fils, Charles, était au collège Chaptal et suivait les leçons du catéchisme. Il étonnait l’aumônier par l’étendue de ses connaissances, et par

  1. On a dit qu’Enfantin avait laissé une fortune de plusieurs millions ; un extrait d’une lettre de son exécuteur testamentaire donnera à cet égard des renseignemens précis : « Il laisse en tout et pour tout, et pour tous à peine, deux cent vingt mille francs ; mais depuis environ vingt ans qu’il gagnait plus qu’il ne dépensait, il a éprouvé le plaisir de donner, à ma connaissance, plus de 500,000 francs. A quoi lui servirait maintenant de s’être privé de cette religieuse jouissance ? » (11 septembre 1864.) Signé : Arlès Dufour.