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cette fois, il se croyait certain de réussir. Abbas-Pacha avait été étranglé, le 14 juillet 1854 ; Ismaïl-Pacha lui avait succédé.

Le nouveau vice-roi connaissait M. Ferdinand de Lesseps, qui jadis avait été consul de France au Caire, et ce fut à lui qu’il accorda le firman. Le coup fut dur pour Enfantin et, un moment, il fléchit sous l’écroulement de ce rêve, qui depuis trente ans le tenait en éveil. Il me disait : » En 1833, douze de mes enfans sont morts de la peste à Batn-el-Hagar ; leurs corps, enterrés auprès du barrage dont ils dirigeaient les travaux, ont été emportés par le Nil vers cette mer que nous voulions jeter, comme le grand fleuve des peuples, à travers les continens. J’avais espéré que le canal de Suez serait une œuvre saint-simonienne ; j’avais compté que tous ceux des miens qui vivent encore y trouveraient la compensation des sacrifices qu’ils n’ont point ménagés à la foi nouvelle ; il m’est pénible d’être réduit à un rôle de spectateur. » Sans nous être donné le mot et afin, de ne point ranger des pensées douloureuses, nous ne parlions jamais de l’isthme de Suez à Enfantin. Malgré les difficultés sans nombre que la diplomatie la jalousie de l’Angleterre, la foi douteuse d’Ismaïl-Pacha dressèrent contre l’œuvre même, M. de Lesseps poursuivait la mission qu’il s’était imposée, avec une énergie que nous admirions. Deux ans après qu’Enfantin eut renoncé à toute espérance, un jour que je le voyais de belle humeur, je posai en souriant un doigt sur mon cœur et je lui dis : « Eh bien ! l’isthme de Suez, comment va-t-il ? » Il me répondit ; « il va très bien ! J’ai été un vieux niais de m’affliger, car tout ce qui est arrivé a été providentiel ; entre unes mains, l’affaire eût échoué ; je n’ai plus la force et l’élasticité nécessaires pour faire face à tant d’adversaires, pour combattre au Caire, à Londres, à Constantinople ; j’aurais eu bien assez d’avoir à vaincre les sables, j’aurais été vaincu par le mauvais vouloir des hommes. Pour réussir, — et l’on réussira, — il fallait, comme Lesseps, avoir le diable au corps. Grâce à Dieu, c’est lui qui mariera les deux mers ; je crois bien que je serais resté dans le lac Timsah et que je m’y serais noyé et l’entreprise avec moi. Il importe peu que le vieux Prosper Enfantin ait subi une déception, mais il importe que le canal de Suez soit percé et il le sera ; c’est pourquoi je remercie Lesseps et je le bénis. » Nous étions seuls, personne ne nous écoutait ; c’est le fond même de sa pensée qu’il me révélait, et je me rappelai qu’un jour il m’avait dit ; « Là où il y a pas abnégation, il n’y a pas de vraie grandeur[1]. »

Il repose au Père-La-Chaise, sous de grands arbres, à l’ombre desquels ses disciples ont eux-mêmes porté son cercueil. Sur sa tombe

  1. Tous les papiers composant ce que l’on nommait les Archives saint-simoniennes ont été déposés à la bibliothèque de l’Arsenal et ne pourront être communiqués au public qu’à une époque déterminée (1900 ?).