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vraies l’une que l’autre, qui décidera, si ce n’est l’impersonnel thermomètre ? J’ai donc depuis longtemps cherché un thermomètre que je pusse, lisant les degrés, consulter sur les opinions que j’ai embrassées. » Il pensa trouver « cet impersonnel thermomètre » des idées philosophiques en cette double échelle qui montre simultanées, dans l’histoire de l’humanité, la décroissance du surnaturel et la croissance du naturel, la décroissance des notions subjectives et la croissance des notions objectives, la décroissance du droit divin et la croissance du droit populaire, la décroissance de la guerre et la croissance de l’industrie[1]. Il ne doutait pas que ce thermomètre, accomplissant sa marche, fixât le destin des opinions et atteignît ce but suprême, le jugement des conflits humains. Mais lui-même dut sentir et sentit en effet, vers la fin de sa vie, combien ces indications sont vagues, contestables, remplies d’illusions possibles et de contradictions réelles, combien dans chaque calcul il entre d’inconnues qui en rendent la conclusion incertaine. Je ne prendrai qu’un exemple fourni par M. Littré lui-même. Qu’y a-t-il de plus évident, au point de vue sociologique, que la loi de croissance et de décroissance inverses de la guerre et de l’industrie ? Eh bien ! historiquement et pratiquement, rien de plus faux, et l’expérience que nous avons sous les yeux nous force à enregistrer un échec complet pour les prévisions de ce genre. Ne voyons-nous pas se développer devant nous cette antinomie étonnante du progrès de l’industrie et de la recrudescence de la guerre ? M. Littré, dans une de ses Remarques les plus attristées, est forcé d’en convenir. Tandis que l’industrie, suivant à pas de géant le progrès des sciences, n’a cessé de s’étendre et d’augmenter le pouvoir de l’humanité sur la nature, liant les peuples par des échanges infinis et les rendant tous solidaires, en une certaine mesure, de chacun, nous forçant à considérer toute interruption de cette communauté, non-seulement comme un malheur particulier, mais comme un malheur général, et devenant ainsi un grand, agent de la paix dans les temps modernes, précisément et en même temps, par une contradiction étrange, jamais la guerre n’a été plus menaçante, jamais la paix n’a semblé si reculée, si compromise par les immenses arméniens des peuples et par l’esprit de conquête et de nationalité qui prétend tout remanier[2]. La guerre de races, les nations en armes, des armées gigantesques de quinze cent mille à deux millions d’hommes toujours prêts à se ruer les uns sur les autres et à faire passer sur la vieille Europe une trombe de fer et de feu, l’industrie elle-même au service de la force brutale et en multipliant les ressources, voilà

  1. Principes de philosophie positive, préface d’un disciple, p. 71.
  2. Remarques, p. 278.