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funèbre et fit la veillée avec moi. Pendant cette nuit, il fut vraiment Le Père.

Avant lui-même, avant son intérêt, avant sa fortune, il aima l’humanité et j’en puis citer un exemple qui le dévoilera. En 1832, il avait été condamné à un an de prison ; on l’enferma à Sainte-Pélagie, où il employa ses loisirs à enseigner la lecture aux détenus ; au bout de six mois, on le relâcha. Ses disciples accoururent : Qu’allons-nous faire ? Le vieux Pacuvius a dit : Patria est ubicumque bene : La patrie est là où l’on se trouve bien. Telle ne fut pas la réponse du Père ; il dit : La patrie est là où l’on a besoin de nous ; et, à la tête de la famille, il partit pour l’Égypte afin d’obtenir de Méhémet-Ali l’autorisation de réunir la Mer-Rouge à la mer Méditerranée. Mettre l’Europe en communication directe avec les Indes par les chemins de fer, les ports, le canal de l’isthme de Suez et les bateaux à vapeur était un projet saint-simonien souvent dénoncé et élaboré dans le Producteur (1825) et dans l’Organisateur (1828)[1]. Des travaux de nivellement furent commencés, le barrage du Nil fut entrepris ; on avait bon espoir, lorsque Méhémet-Ali, endoctriné par le consul-général d’Angleterre, déclara qu’il serait sacrilège d’amener la mer dans le désert que Nabi Mouça (le prophète Moïse) avait traversé. La raison était péremptoire et il fallut se soumettre. Revenu en France, travaillant pour subvenir aux besoins de sa vie, Enfantin n’abandonna jamais le projet qu’il voulait mettre à exécution à l’aide de ses disciples, presque tous anciens élèves de l’École polytechnique, ingénieurs des mines, ingénieurs des ponts et chaussées, hommes du métier en un mot, dont la science et le dévoûment avaient fait leurs preuves. Il fonda la Société d’études du canal de Suez, dans laquelle il donna place et voix délibérative à un ingénieur de chacune des nations d’Europe intéressées à la réunion des deux mers. Sous le gouvernement de Louis-Philippe, sous la seconde république, les essais ne furent pour ainsi dire que platoniques ; mais lorsque la guerre de Crimée, alliant la France à l’Angleterre, eut imposé un devoir de reconnaissance à la Sublime-Porte, l’heure sembla propice pour obtenir du sultan et du vice-roi d’Égypte un firman autorisant le percement de l’isthme de Suez. Enfantin avait quitté Lyon et était venu habiter à Paris, rue Chaptal ; il donnait tous ses soins à cette œuvre, dont la réalisation lui semblait possible ; il avait eu plusieurs entretiens avec Napoléon III, qui avait promis d’appuyer le projet par une action diplomatique ;

  1. Dans ses conversations avec Eckermann, Goethe exprime le désir (24 février 1827) de voir creuser un canal dans l’isthme de Suez, dans l’isthme de Panama, et de voir le Rhin mis en communication avec le Danube. Grâce à l’initiative française, le dernier de ses vœux reste seul à accomplir.