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attendait avec l’anxiété d’un navigateur qui cherche une terre inconnue ; il avait compté sur une confession sans réticence qui eût éclairé la femme jusque dans ses profondeurs ; il fut désappointé.

La formule saint-simonienne telle qu’elle fut publiée dans l’Organisateur avec les différences de caractères typographiques qui indiquaient les deux termes d’une proposition et la proposition complète, est celle-ci : l’Homme se souvient du Passé ; la Femme pressent l’Avenir ; LE COUPLE voit LE PRESENT. Ce qui signifie, d’une part, que l’être complet est composé de l’homme et de la femme réunis ; c’est la tradition de la Genèse : Dieu créa l’homme mâle et femelle ; d’autre part, cela signifie que l’homme restant tourné vers le passé et la femme se tournant vers l’avenir, leur inégalité crée entre eux un intervalle où le temps présent, c’est-à-dire la vie actuelle, disparait dans une série de désaccords qui engendrent tous les malheurs de l’existence. Donc, pour que l’humanité soit heureuse, il faut que l’homme et la femme unis, appuyés l’un sur l’autre, ayant les mêmes droits, marchent du même pas, avec la même volonté et vers le même but. Cette action de deux énergies fondues en une seule n’est possible qu’à la condition que la femme livre le secret de son être moral, intellectuel et physique. La femme libre, La Mère peut seule faire cette révélation et ouvrir les arcanes : donc cherchons La Mère. On la cherchait et on ne la trouvait pas. On l’avait appelée avec tant de force et de conviction qu’elle eût répondu si elle eût existé en Europe. Où donc aller pour la faire surgir au milieu des peuples ?

Ce fut alors qu’une idée extraordinaire germa dans la tête d’un des « Pères, » ingénieur remarquable, « membre du collège au premier degré. » Emile Barrault se dit que sans doute, en Orient, dans la solitude des harems, quelque « odalisque » avait réfléchi sur la condition des femmes et s’empresserait de livrer au monde le résultat de ses méditations. Il fallait ne rien savoir, ne rien soupçonner de la puérilité, de l’ignorance de la femme orientale, — musulmane, juive, chrétienne ou bouddhiste, — pour imaginer une telle billevesée. On disait : « Nos aïeux se sont croisés pour délivrer le tombeau du Christ, entreprenons une croisade pour délivrer la femme du sépulcre où elle est enclose. » La mission de La Mère se forma et partit. Les pèlerins étaient au nombre de douze, y comprit Barrault, chef de l’expédition. On devait aller jusqu’à Constantinople ; ce n’était pas facile, car on n’avait pas d’argent. Vêtus de blanc, en signe du vœu de chasteté qu’ils avaient prononcé au moment de quitter Paris, le bâton à la main, ils mendiaient le long des routes, au nom de La Mère. En Bourgogne, ils se « louèrent » pour faire la moisson ; à Lyon, ils arrivèrent la veille d’une exécution capitale et, au matin, devant l’échafaud, protestèrent contre la peine de mort. Ils s’embarquèrent à Marseille et firent œuvre de