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proprement chimérique si le traducteur a la prétention de faire une œuvre définitive. C’est pour lui un exercice de style et de prosodie dramatiques ; pour nous, c’est l’occasion d’une épreuve où nous voyons de combien, depuis la dernière traduction, le public français s’est rapproché de l’intelligence de Shakspeare. Si le poète ou le directeur qui l’accueille attendait d’autres fruits de cette expérience, il se tromperait lourdement.

Nous avons, à l’heure qu’il est, trois traductions en vers d’Othello, signées : Alfred de Vigny, Jean Aicard, Louis de Gramont L’ouvrage d’Alfred de Vigny fut joué au Théâtre-Français en 1829 et repris au Théâtre-Historique en 1862. Celui de M. Jean Aicard fut accepté, en 1878, par M. Perrin ; on en donna maladroitement des morceaux détachés, cette année-là, dans la représentation de retraite de Bressant ; puis le tout fut ajourné de saison en saison jusqu’au jour funeste où la fuite de Mlle Sarah Bernhardt, qui devait jouer Desdémone, renversa la dernière espérance du poète ; cet hiver, M. Aicard s’est décidé à imprimer son drame[1]. — Notons en passant qu’on a donné, cette semaine, dans une matinée exceptionnelle, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, le Davenant de ce même M. Aicard, — cette comédie, composée pour les représentations de nos sociétaires à Londres, et dont un premier caprice de Mlle Sarah Bernhardt compromit le succès. * Cette petite pièce est mieux qu’un morceau de circonstance : habilement imaginée, fort touchante par endroits et toute écrite en jolis vers, elle a beaucoup plu. Mlle Dudlay, avec son zèle ordinaire, y donnait la réplique à M. Got : rarement le doyen de la Comédie-Française montra un talent plus sûr dans un rôle plus scabreux.

Mais revenons à Othello : nous avons trois traductions en vers : l’une, datée de 1829 ; les deux autres, — si les brochures font foi, — de 1882 ; c’est la principale différence que j’aperçois entre elles, ou du moins cet écart des temps explique les différences principales de la première aux deux autres, qui sont un peu cousines. Ces dissemblances, à regarder de près les choses, sont toutes dans l’exécution : l’esprit de Vigny est le même que celui de ses cadets. Il s’agissait pour lui, outre un exercice de style et une expérience qui profiterait à d’autres ouvrages, — il le dit dans une lettre : « Je n’ai fait, cette fois, qu’une œuvre de forme, » — il s’agissait de donner à la France une traduction fidèle qui remplacerait la pitoyable imitation de Ducis. Pour MM. Aicard et de Gramont, il s’est agi de recommencer l’entreprise de Vigny, selon ses intentions justement, avec des moyens nouveaux. Cette lettre de Vigny à lord *** « sur la soirée du 24 octobre 1829 et sur un système dramatique » s’accorde parfaitement avec la préface que M. Aicard a mise en tête de son ouvrage. Les théories de Vigny sur le vocabulaire

  1. Charpentier, éditeur.